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                                   LETTRES.                                  79
 resteront, la figure voilée, inconnus, car il leur a épargné la honte de les
 nommer ; mais ils y sont, ils y serviront d'exemple, et malheur si un
 Saumaise de l'avenir vient, à arracher le voile qui couvre leur visage, et
 si le public peut dire un jour : Le financier qui a refusé de secourir
 Lafontainc était       un tel.
     Dans tous les cas, nous savons déjà que ce n'était pas l'infortuné Fouquet.
     Vous me répondez, Monsieur, qu'ayant à élever des enfants vous devez
 leur enseigner l'ordre et l'économie. Rien de mieux; mais alors prenez
 vos exemples dans les écrivains qui ont vante ces deux précieuses qualités
 et non dans une fable où il n'en est pas question. D'autres moralistes
 pourront vous aider dans cette tâche ; quelques-uns même qui n'avaient
 pas à se plaindre des gens riches ont présenté la fourmi comme un modèle
 bon à suivre. Le livre des livres a dit: Vade, piger, adformicam. Ici vous avez
 raison, la fourmi peut vous servir d'exemple. Mais Lafonlaine, lui, la met sur
 la sellette, et ce n'est que pour la sacrifier qu'il la montre au public.
 Tout dépend du point de vue où l'on se place. Seulement, quand vous
 regardez un paysage, veuillez prendre position à côté de celui qui vous
 fait les honneurs du pays, et tournez les yeux vers le même point, sinon
 quand il dira : « De cette colline ou voit de hautes et pittoresques monta-
 gnes,» vous vous exposez à lui répendre .- « Mais non, je n'aperçois qu'une
 vaste plaine qui a le ciel pour horizon. »
    Vous citez la Vénus de Milo, Monsieur, et là encore je ne partage pas
 votre avis. Je la trouve belle, très-belle, et l'artiste en a fait un morceau
 achevé. Vous, Monsieur, vous lui appliquez quelque part, à l'épaule par
 exemple, une poignée de plâtre, et vous dites : < 11 est malheureux qu'elle
                                                      ;
 ait une épaule plu1» haule que l'autre, et ces rugosités qui partent du bas
 du cou sont d'un désagréable effet: » Permettez-moi de vous répondre,
Monsieur, que ce malheureux supplément n'est point du fait de l'auteur.
 L'artiste était un homme de mérite, et il n'aurait pas défiguré ainsi une
 Å“uvre qui se trouve parfaite sur tous les autres points. C'est vous, Monsieur,
 qui y avez ajouté de votre main un appendice que l'auteur se serait em-
pressé d'enlever. Grattons ensemble, et vous verrez bientôt que la Vénus
 de Milo est un des plus beaux chefs-d'œuvre de l'antiquité.
    Ma réponse est déjà bien longue, Monsieur, et cependant permettez-moi
 de protester contre la qualification de cheville que vous appliquez aux deux
derniers mots qui terminent le vers :
                 Cette leçon vaut bien un fromage...
et qui complètent le sens avec tant de finesse et de goguenarderie rail-
leuse. Si sans doute est une cheville, si vous pouvez le remplacer ou le
supprimer sans nuire à la pensée de l'auteur, je proclamerai la critique
plus grande et plus belle que la poésie, je vous prierai de mettre au même
régime que Lafontaine : Hugo, Lamaitine, Musset, Laprade , Soulary ,
Mistral et tous nos chers poètes, tous les écrivains qu'on admire de nos
jours, et, cette exécution faite, je vous promets sur l'honneur de me faire
grammairien avec vous.
    Permetlez-moi encore de vous demander pourquoi Lafontaine s'est rendu
si coupable en écrivant Le Rat de ville et le Rat des champs, Le Pot de
terre et le Pot de fer, et quelques autres que vous ne nommez pas ? Je
croyais que l'une vantait la tranquillité de la vie, lamédiocrité de la fortune
et le calme des champs, et que l'autre conseillait aux petits de ne pas
frayer avec les grands. Je suis très-empressé de voir en quoi je me suis
trompé ; je ne tiens pas à mes préjugés ; je suis tout prêt à immoler un
hor^me qu'on me dit mériter le dernier supplice. Si Lafontaine. est cri-
minel, nous l'exécuterons ensemble. En attendant, croyez au plus em-
pressé dévoûiuent, etc.                               Aimé VINOTHIRIER.