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 114                       DE L'OISIVETÉ
 quels avaient passé les maisons que me faisaient distinguer
 leur isolement, leur étendue, et le soin de leur construc-
 tion , et je ne crains pas de l'assurer, il en est à peine une
 moitié qui n'ait été possédé depuis cinquante ans par
 un homme qui n'y ait pas vu éteindre sa fortune tout en-
 tière. Je ne puis citer ici les noms qui donneraient à mes
 assertions une si évidente et si douloureuse démonstration ;
je ne puis passer en revue tous les pays auxquels je fais
 allusion : mais j'en appelle aux souvenirs de tous ceux qui
 m'écoutent. Je les engage à faire, par la pensée, la revue des
 châteaux ou des habitations élégantes des pays dont ils con-
 naissent les particularités ; et je n'hésite pas a dire qu'ils
trouveront partout le même caractère d'instabilité et de ruine,
 la même démonstration de la rapidité avec laquelle changent
 de mains toutes les propriétés où l'on mène une vie oisive
 et facile.
    L'histoire raconte la chute des empires, comme leur élé-
 vation et leur grandeur; elle fait connaître leur fin, que
celle-ci se soit accomplie dans la longue agonie de la déca-
dence ou dans les convulsions d'une chute précipitée. Le
 sort de quelques familles illustres partage le même honneur,
mais personne ne raconte les lentes et obscures misères des
familles appartenant à la bourgeoisie ou à la petite noblesse,
et dont la fortune s'écroule lentement, comme le font les
murs que personne ne répare et dont les pierres se disjoi-
gnent et tombent une à une et sans bruit.
    II faut cependant que ces malheurs obscurs, si fréquents
quoique si peu remarqués, soient remis sous les yeux delà
jeunesse ; car ils portent avec eux un enseignement qui peut
être plus profitable que l'histoire de la chute des empires et
des familles princières. Et qu'on ne croie pas que ces malheurs
dont la vente des biens paternels est la dernière scène ,
aient, pour cause habituelle, la vie déréglée et les dépenses
excessives : l'oisiveté suffit avec les habitudes d'une vie
commode ; elle place sur la pente, et, par une progression
dont il est inutile de décrire les étapes, elle conduit, en quel-
ques années, jusqu'au fond du précipice.
    Cependant, en présence d'une situation devenue difficile,
quelques hommes éprouvent le besoin de conjurer un
malheur qu'ils n'ont pas su prévenir ; ils veulent sortir de
l'inaction dans- laquelle ils ont vécu, et entrer dans une de ces
carrières qu'ils ont méprisées : efforts honorables, mais d'ordi-
naire , impuissants et plus funestes qu'une complète inaction.