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144                 DISCOURS DE M. HEINRICH.
l'amante délaissée nous rappelle si vivement les larmes de
Didon au départ d'Enée ? Qui n'a enfin admiré dans le Tasse
la sévère unité du sujet, le bel enchaînement des épisodes,
et ce soin infini, cette préoccupation incessante de la perfec-
tion littéraire, qui fait le tourment de l'artiste et l'empêche
de se satisfaire jamais, qui arrache a Virgile expirant le vœu
de voir brûler son Enéide, et qui fait préférer au Tasse la
Jérusalem conquise aux stances immortelles de la Jérusalem
délivrée ? L'Àrioste séduira les esprits fins et cultivés, le
Tasse entraînera vers lui les hommes de cœur. Je sais bien
qu'on a trouvé dans son œuvre quelques taches légères, mais
je m'inquiéterai peu de les découvrir, car j'aime mieux, en
fait de critique, m'en tenir a ces remarquables paroles d'un
illustre maître de notre temps (1). « Comprendre et démontrer
qu'une chose n'est pas belle, plaisir médiocre, tâche ingrate.
 Sentir le beau, le reconnaître, l'expliquer, jouissance ex-
 quise, tâche généreuse; l'admiration est l'âme de la critique. »
 Il n'y a en effet que les belles pages qui soient une école de
 grands sentiments, et qui accomplissent dans le monde cette
 mission des lettres qui est d'élever l'esprit et le cœur. Qu'ai-
 je besoin qu'on me montre un auteur lorsqu'il ne dépasse pas
 le niveau de ma propre faiblesse? Ce n'est pas alors que sa lec-
 ture peut ennoblir l'âme ou féconder l'intelligence ; ce n'est
 pas alors qu'on en rapporte ces impressions généreuses que
 laisse après lui le commerce du Tasse. Les imperfections,
 les sacrifices aux goûts licencieux d'un siècle sont le côté
 stérile et périssable d'une littérature; nous le négligerons
 pour nous attacher a ce qui est pur et éternel. Le Tasse
 ne perd rien à cette méthode, mais il reste seul intact dans le
 XVIe siècle italien , et cette omission nécessaire d'une partie
  de l'Å“uvre des plus grands auteurs est le signe le plus
  certain d'une irrémédiable décadence.
   (1) M. Cousin. Ou vrai, du beau, du bien.