page suivante »
412 DE L'ESPRIT DE LAFONTAINE. un pressentiment ? on en pourrait noter bien d'autres, chez le bonhomme. Il y a une chose qui m'a toujours frappé, c'est que Lafontaine, ce grand paresseux, cet obstiné rêveur, qui devait tant aimer l'oisiveté, ce pensionnaire du prince de Conti, du duc de Bour- gogne, qui vécut toujours dans une société où le travail était réputé avilissant, a néanmoins constamment prêché et honoré le travail ; ce préjugé qui est à peine effacé dans un certain monde, Lafontaine ne l'a point partagé, il a réagi contre lui sans re- lâche, se plaignant même, non sans irrévérence, par la bouche du Savetier, des nombreux chômages dont M. le curé chargeait ses prônes, tant étaient vifs en lui le bon sens, l'instinct popu- laire, l'aspiration même de l'avenir. Travaille, prends de la peine , C'est le fonds qui manque le moins. Que Lafontaine n'ait pas été révolutionnaire dans le sens ac- tuel, qu'il n'ait pas partagé cette convoitise d'égalité politique dont nous sommes épris, cette impatience de toute hiérarchie qui ne procède pas de notre volonté libre, cela est hors de doute, il a même fait spécialement un apologue contre ce dicton que la voix du peuple est la voix de Dieu ; Horace, un de ses maî- tres, n'a pas eu de la peine, j'imagine, à lui faire partager sa ré- pugnance à l'égard du profane vulgaire ; car nous l'avons déjà dit, le sentiment individuel était chez lui très-énergique. Aussi, tout en ne ménageant pas aux grands les épigrammes et même les gros mots les appelant, tour-à -tour, masques de théâtre, bâ- tons flottants, voire mangeurs de gens, Lafontaine ne pousse pas contre eux à la croisade, il se borne à conseiller aux petits, aux faibles, de se passer de leurs services comme de leur pro- tection, car tous les jeux de prince sont coûteux. Il leur dira : ne vous associez pas avec plus fort que vous, car la part du lion est toujours la plus grosse, et le pot. de terre se brise en cou- doyant le pot de fer ; il dira encore : que vous importent les querelles de cour ? quoiqu'on soit l'issue, ce sera toujours vous, pauvres grenouilles, qui en pâtirez, vous que le pied du vaincu