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LA CÈNE. 59 c'est par le génie émiuément philosophique et moderne de Léonard de Vinci. Ce grand peintre, quelque soit le rang qu'on lui assigne, sous le rapport du dessin, du coloris et de la composition, est cer- tainement, depuis la Renaissance, le souverain maître de l'expres- sion : c'est lui qui a inauguré sur la toile la physionomie moderne avec tout ce qu'elle a de complexe et de travaillé par les idées et les passions. Si le domaine de la forme et de la beauté pure ap- partient toujours à Raphaël, celui de la philosophie, modelant elle- même les formes plastiques , est resté sous la dépendance de Léonard ; si Raphaël est le splendide achèvement de l'art antique, Léonard est le début glorieux de l'art des temps modernes. Peut- être même le caractère de l'illustre maître de l'Ecole lombarde est-il déjà trop raisonneur et trop moderne pour lui permettre de traiter un sujet évangélique dans ce que ce sujet a de plus essentiellement divin. Chez Léonard, le sentiment religieux est évidemment primé par les préoccupations humaines, par la réflexion, le doute et la mélancolie ; il a quelque chose de grandiosement ironique et chagrin qui fait songer par avance à Byron ; l'austérité florentine de Dante et de Machiavel se nuance sur ses lèvres d'une rêverie souvent amère, qui présage, à travers le dix-huitième siècle, René, Manfred et Child-Harold. Dans les conditions de son génie, un peu sceptique, peut-être à son inçu, Léonard, placé en face du sujet de la Cène, devait le saisir par son côté le plus humain, le plus em- preint d'ironie, en donnant à ce mot la signification qu'il a dans l'esthétique allemande. Or, le moment de la Cène où la divinité de l'action est le plus mélangé des passions et de l'infirmité hu- maine, c'est celui où l'idée d'une trahison apparaît sur la face du Sauveur, et reflète ses pressentiments lugubres sur les physiono- mies des Apôtres. Les âmes du Christ et de ses fidèles, un mo- ment arrachées à l'extase de l'œuvre eucharistique, sont rejetées dans le monde des tristesses et des découragements. La pen- sée du mal vient troubler violemment leur sereine contempla- tion. Mais ce moment de l'action n'est que transitoire, c'est on in- cident terrestre et passager dans le drame éternel et divin, c'est donc le côté lout à fait inférieur du sujet. Un artiste religieux, ou même un artiste en qui le sentiment de la beauté pure dominera, t