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306 A la vérité, mademoiselle Rachel ne nous a pas montré dans toutes leurs nuances et sous tous leurs aspects les per- sonnages qu'elle a ressuscites par le magique pouvoir de son talent. Elle n'a pas toujours saisi le sens complet et absolu des rôles dont elle s'est fait l'interprète. Mademoi- selle Rachel a rendu, avec Une grande fidélité, avec une saillie remarquable, tout le côté d'ironie atnère et de cour- roux concentré qui forme la partie la plus importante de ses rôles, mais elle a moins bien réussi à en exprimer l'aspect de passion, de sensibilité, de tendresse; elle a compris la haine plus que l'amour. Aussi, dans Andro- maque, mademoiselle Rachel se montre-t-elle rivale ja- louse plus encore qu'amante passionnée; dans Horace, elle ne peut parvenir à aimer Curiace, ou du moins à nous l'aire croire suffisamment à cet amour, qu'elle oublie trop. Dans Mithridate, tandis qu'elle saisit admirablement les parties énergiques de son rôle, les nuances de sensibilité lui échappent assez souvent; il ne manque rien à l'expres- sion de son mépris pour Pharnace, cet ami des Romains, mais en d'autres endroits la grâce touchante de Monime et son amour pour Xipharès ne sont pas reproduits. Pour ce qui est de Polyeucte, cette inspiration chrétienne du romain Corneille, mademoiselle Rachel y a incontestable- ment fait pins valoir ce qui se trouve de réserve sévère et de divine pudeur dans son personnage, qu'elle n'a mis en relief les moments, plus rares d'ailleurs, d'enthousiasme et d'exaltation. C'est que le talent de mademoiselle Rachel est ainsi fait par nature et par essence : elle a réussi et réussira toujours davantage dans les rôles où la sensibilité est moins accusée, où l'énergie, au contraire, a une part plus large, tels que ceux d'Emilie et de Roxane. Soit inexpérience d'âge, soit en effet que la corde pathétique manque au clavier du cœur, toujours est-il que mademoi- selle Rachel s'entend mieux, jusqu'ici du moins, à haïr qu'à aimer, à se courroucer qu'à s'attendrir. Ses yeux lan- cent plus aisément l'éclair qu'ils ne se noient dans les lax-mes; sa bouche se contracte en sourire dédaigneux plus vite qu'elle ne s'entr'ouvre aux douces paroles. La pratique de la vie, l'expérience du monde , l'âge survenant déve- lopperont-ils en mademoiselle Rachel une faculté dont le germe est peu sensible aujourd'hui ? On ne saurait trop