page suivante »
45 que le critique fût traité d'ignorant, il avait l'amour-propre d'être un homme de bon goût, même en se critiquant. Il y a deux hom- mes dans celui qui fait un article sur son propre ouvrage, l'auteur et le journaliste, et ils ont de la peine à s'accorder ; l'un veut avoir fait de beaux vers, l'autre veut y trouver des défauts. El pourtant je ne suis q u ' u n , pensait Ernest; que serait-ce donc si nous étions deux ! pauvres auteurs! allons , mon conseiller avait raison. Il l'a lu et relu dix fois, il le sait par cœur , il le répète en m a r - chant. Il recommandera qu'on soigne la composition , il ira l u i - même à l'imprimerie revoir l'épreuve ; car un mot tronqué met une bêtise à la place d'une jolie chose; cela gâte une p e n s é e , et une pensée neuve n'éclot pas tous les j o u r s . . . On a bien la ressource d'un errata, mais cela est ennuyeux; un errata blesse l'amour- propre du lecteur qui s'est mis à îa torture pour trouver un sens à une phrase qui n'en avait pas, et puis liront-ils l'errata, tous ceux qui auront lu la bêtise? Non , Ernest ne veut pas d'errata. C'est encore lui dans le bureau d'un journal ; le personnage de la veille s'y trouve, et auprès de l u i , deux jeunes gens qui ont l'air de solliciter.... c'est Comme j'étais hier pensa Ernest ; le chapeau à la main , le regard doux, le haut du corps en avant, l'œil scrutateur et inquiet; pauvres jeunes gens! ils ont peut-être du talent et on les repousse ; laissez-moi devenir puissant, je ne repousserai personne, cela fait trop de mal ! Il trouvait une immense différence entre sa position de la veille et celle du moment; il se croyait quelque chose parce qu'il avait barbouillé en son honneur assez de mots pour remplir une c o - lonne et demie , il traitait presque d'égal à égal ce monsieur qui écrit toujours ; et malgré l'intérêt que lui inspirent ces deux jeunes g e n s , malgré l u i , je crois qu'il se grandit devant eux comme pour leur dire : je n'ai plus besoin de solliciter, j'ai de l'influence, m o i ! je ne sais, mais il me semble qu'en passant à leur côté , sa main gauche a pressé sa poche et leur a fait entendre le bruis- sement d'un p a p i e r — c'est comme s'il avait dit ; J e suis jour- naliste, je viens ici pour écrire , pour dire mes pensées à la France qui les a i m e , qui les attend! je juge prosateurs et poètes, je fais des réputations, regardez-moi ! Et il avait l'œil fier , la tête h a u t e , et, plus léger que de coutume, il se tenait presque sur la pointe des pieds.