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    CAUSERIE Lyon, 16 avril,1895.

    Voici venir les temps printaniers où des milliers de Lyonnais et de Lyonnaises vont se répandre par les routes de notre région si pittoresque et si belle, en dévorant aisément les kilomètres, grâce à leurs bicyclettes Rudge, ces merveilleux coursiers d'acier, rapides comme la pensée.

    L'essor de ce sport si populaire est vraiment chose curieuse. Tout le monde s'y livre avec passion à l'heure présente. Riches et pauvres, jeunes et vieux, hommes et femmes, chacun s'adonne délicieusement à la pédalo magique, qui met à la portée de tous, mieux encore que les « petits trous pas cher », l'exercice en plein air et les voyages salutaires et charmants.

    Les médecins ont longtemps résisté à l'emballement général. Récemment encore, un publiciste lyonnais, qui fait aussi partie de la docte Faculté, a dressé contre la bicyclette un réquisitoire plutôt sévère. Mais il semble qu'aujourd'hui la médecine, qui n'en est pas à une variation près, vienne à complète résipiscence.

    Nombreux sont les praticiens qui ordonnent la bicyclette comme hygiène. Et voici qu'un des princes de la science française, le docteur Just-Lucas Championnière, membre de l'Académie de médecine, vient de publier sous les auspices du Touring-Glub de France, dont il est président d'honneur — quelle gloire pour la bécane! — une brochure intitulée la Bicyclette(1), dont il chante les louanges sur un mode aussi lyrique que scientifique…

    M. Championnière raconte d'abord comment l'idée lui vint de se faire écrivain cycliste. C'était quelques jours après le fameux match Corre-Terront. On en parlait devant lui, à dîner, lorsque M. Berthelot, le célèbre chimiste, s'écria : Ne me parlez pas de ces dix mille imbéciles qui sont allés en voir deux autres tourner en cercle pendant quarante-deux heures ! Cette exclamation, ajoute en substance l'auteur, blessait un peu mon amour-propre, puisque j'étais des dix mille imbéciles. Aussi je m'efforçai de faire revenir mon illustre Maître sur une opinion aussi désobligeante et je fus assez heureux pour y réussir....

    On comprend, à la lecture de l'opuscule, que M. Berthelot ait été converti, car la bicyclette ne compte pas d'apôtre plus fervent, plus documenté et plus démonstratif que le docteur Championnière. Sa brochure est une véritable apologie, non pas seulement par les mots, ce qui serait fort peu en vérité, mais par les choses, par les faits, par l'exposé scientifique. Je ne saurais résumer ici tous les arguments de l’éminent cycliste académicien. La plupart appartiennent à la physiologie, à la médecine, bref à la science pure. C'est une réponse triomphante aux attaques vélophobiques de certains Diafoirus. Lisez le chapitre des bienfaits de la bicyclette, qu'il qualifie « d'agent le plus parfait du développement musculaire », et dites après cela si vous n'êtes pas convaincu que bicyclette et hygiène sont synonymes, contrairement au refrain gavroche : Ous qu'y a de l'hygiène y a pas de plaisir...

    Mais la partie la plus neuve de la brochure, et aussi la plus grosse de conséquences, est celle qui a trait au cyclisme féminin. Les femmes, on le sait, aiment presque toutes la bicyclette. Il faut reconnaître d'ailleurs qu'elles savent rester élégantes sur la selle et qu'elles manient la pédale avec autant de grâce que l'éventail. Cependant la Faculté a tout fait pour les en écarter. Elle les a menacées à ce propos d'une nomenclature de maladies effroyables, qui rappelle les médecins de Molière. M. Championnière, lui, déclare tout net et il le prouve, que la bicyclette est le véritable exercice de la femme.

    Oui, s'écrie-t-il, la faible femme a fait ses preuves sur la bicyclette. Elle est arrivée à des performances très satisfaisantes ; et cela non seulement sans préjudice pour sa santé, mais pour son plus grand bien, au contraire de ce que l'on observe pour la danse à outrance dont je parlais tout à l'heure. Cette introduction de la femme dans le monde du sport est une révélation pour elle et sera presque la source d'une révolution dans les moeurs de la société, en commençant par le costume et en finissant par la régénération de bien des qualités perdues par l'inactivité musculaire.

    Toutes les jolies « sportswomen » peuvent donc se rassurer et pousser là pédale avec tranquillité. Non seulement leur chère santé ne court point de risques, mais elles rénovent les races, conjurent la dépopulation, et ainsi contribuent indirectement à la défense nationale.

    Que de choses dans la bicyclette ! Et qui eût pu croire que le salut de la société française lui viendra par la femme cycliste ! En vérité, je vous le dis, la bicyclette est Dieu, et le docteur Lucas Championnière est son prophète...

    (1) Librairie Ghailloy, ruo Saint-Joseph, Paris.
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