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Causerie

Ce n'est pas la première fois que Marseille aura étonné le monde. Elle en est coutumière. C'est la ville où l'impossible se. fait réalité, où l'invraisemblable devient le vrai. Je n ' ignore pas qu'on lui en prête peut-être plus qu'il n ' y en a : mais on ne prête qu'aux riches ! Et, aussi bien, la cité légendaire n'oublie point d'augmenter périodiquement son répertoire burlesque par de nouvelles trouvailles.

La dernière est tout à fait charmante. On se souvient de l'agitation tumultueuse que la question du théâtre d'opéra a suscitée sur la Cannebière, l'hiver passé. Le Conseil municipal, ayant supprimé la subvention, on jouait le drame sur la scène du Grand- Théâtre.

Mais ce n'est pas aux Marseillais qu'on pourrait dire : Vous n'aimez donc pas la musique? Ils l'aiment apparemment avec passion, car l'émeute se mit à gronder autour du Vieux-Port pour protester en faveur de l'art lyrique et la paix publique fut gravement troublée par amour de l'harmonie et de l'accord parfait.

Les édiles marseillais entendirent la voix du peuple irrité. La subvention fut donc rétablie et la municipalité a eu à choisir, parmi de nombreux concurrents, le futur imprésario auquel incombera la lourde charge de restaurer l'ut de poitrine dans la troisième ville de France. Il y avait plusieurs demandeurs de marque pour en briguer l'honneur, notamment M. Campo-Casso, ancien directeur de Lyon et du Grand-Opéra. C'était là une candidature de premier ordre et d'autres, à c??té, se recommandaient aussi par des titres notables. Or, Marseille a fait tout récemment son choix. Et il s'est fixé sur qui ? Sur un directeur de vélodrome !

Parfaitement, rien n'est plus véridique : le Progrès, d'ailleurs, l'a annoncé ! Mais,on conviendra que ces choses là ne se peuvent voir que dans la capitale des Bouches-du-Rhône. Pourquoi ce professionnel de la vélocipédie dans la musique? Sans doute, les bicyclettes ont des pédales, comme les pianos; elles ont même des sirènes, lesquelles, dans l'antiquité, comblaient les nautonniers de chants perfides ; les orchestres aussi ont leurs cors et les vélodromes leurs records, et même les pneumatiques peuvent passer pour des instruments à vent, comme les trombones... Mais cela suffit- il pour qu'un manager de cyclistes soit apte à diriger la gent difficile des chanteurs, des choristes et de l'orchestre?

Parce qu'il aura organisé congruement, suivant le code de l'U. V. F . , un match retentissant ou une course de sprinters rivaux de Zimmermann et de Jacquelin, aura-t-il le talent nécessaire pour choisir et monter un opéra qui ne tombera point, ce qui est un peu plus malaisé que d'éviter une pelle à bicyclette?

Marseille le croit. Respectons la croyance de Marseille ! Mais nous assisterons de loin, en spectateurs sceptiques, à cette incursion ! paradoxale du cyclisme dans l'art de Wagner, ce qui tendrait à nous faire croire que les Walkyries , dans leurs chevauchées éperdues à travers les nuées, montaient simplement des bicyclettes d'un roulement supérieur . . .

Et comme cette théorie serait délicieusement marseillaise!

En attendant, si l'Opéra ainsi perfectionné, se prépare à rouvrir ses portes à Marseille, le Conseil municipal de Paris vient de se prononcer contre la création d'un Théâtre - Lyrique, qui eût pris possession de la scène actuellement occupée par l'Opéra-Comique, lorsque ce dernier regagnera ses anciens pénates réédifiés. Malgré une campagne de presse fort vive, les élus de la capitale se sont souvenus que le Théâtre-Lyrique avait toujours été une entreprise ruineuse, et ils ont reculé devant les responsabilités à faire courir au budget municipal et à l' entrepreneur.

Léon Carvalho lui-même, aux temps lointains où il transforma en Lyrique le Théâtre Historique du boulevard du Temple, n'y fit point fortune. Et cependant, il était musicien et metteur en scène habile; il avait, cinq fois par semaine sur l'affiche, le nom prestigieux de Mme Miolan ; Victor Massé, lui donnait la Reine Topaze, Gounod, le Médecin malgré lui et plus tard Faust, Maillart, les Dragons de Villars, Reyer, la Statue ; il put représenter les Noces de Figaro avec l'interprétation incomparable de trois cantatrices qui s'appelaient Miolan, Caroline Duprez, Ugalde ! l'Orphée de Gluck avec Mme Viardot! Malgré tout, le créateur du Lyrique dut déposer son bilan.

D'autres vinrent ensuite plus malechanceux encore : Lagrenée qui s'y ruina, Santerre, un ancien directeur de Lyon, qui fut mis en faillite et finit par le suicide, Duprato, qui eut le même sort funeste. L'histoire du Lyrique n'est qu'un martyrologe de directeurs.

On s'explique donc aisément que les élus parisiens n'aient pas osé lancer de nouveaux impresarii dans une exploitation que l'expérience a démontrée si périlleuse. Ils avaient cependant sous la main plusieurs directeurs de vélodromes, non moins qualifiés que ceux du Midi... Mais il n ' y a que Marseille pour avoir de ces idées de génie, si vraiment nouveau jeu , si complètement dans le train !

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