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Causerie

Les élections sénatoriales ont été la préoccupation dominante de la dernière huitaine.

On ne saurait nier qu'en général elles aient introduit ou ramené au palais du Luxembourg des hommes capables de bien servir le pays. Il est permis, toutefois, de regretter que certaines illustrations soient exclues de la haute Assemblée. Comment ne se trouve-t-il pas, par exemple, uu collège électoral pour élire M. Ernest Renan ?

C'est d'autant plus regrettable, que l'illustre académicien, qui est une de nos gloires nationales, a déjà manifesté son désir d'entrer au Parlement. Il fit, vers 1873, dans le département de Seine-et-Marne, une campagne électorale qui donna lieu à un incident bien amusant.

Un soir, dans une réunion publique, à Coulommiers, il développait tranquillement son programme politique, quand une voix tonitruante et impérieuse vint l'interrompre par ces mots inattendus :

Je désire savoir ce que le candidat pense de Madagascar ?

M. Renan fut étonné ; à cette époque personne en France, ne s'occupait de Madagascar. Il regarda le questionneur ; c'était un gros gaillard à l'air débonnaire, et comme il tenait à ne pas faire de mécontents, il parla de Madagascar en indiquant la distinction qu'il y a lieu d'établir entre les Hovas et les Malgaches, et on insistant sur la nécessité de maintenir dans cette grande ile, notre station navale et notre vieille influence.

Le surlendemain, dans un chef-lieu de canton assez éloigné de Coulommiers, il prenait de nouveau la parole pour développer sa profession de foi et la même voix, plus impérieuse encore quel'avant-veille, lui cria :

Le candidat devrait bien nous dire ce qu'il pense de Madagascar ?

Toujours Madagascar... M. Renan, résigné, parla encore de l'importance de Madagascar au point de vue naval ; puis il rappela qu'il avait déjà été questionné sur ce sujet à Coulommiers par le même électeur et qu'il serait bien aise de savoir pourquoi on l'interrogeait ainsi avec insistance.

Oui, oui, crièrent plusieurs électeurs ; le nom de l'interrupteur ! A la tribune ! qu'il dise pourquoi ! ...

On vit alors le gros homme de Coulommiers s'avancer au pied de la tribune et étendre le bras pour réclamer le silence :

Oh mon Dieu, messieurs, c'est bien simple, dit-il ; à Coulommiers, M. Renan m'a répondu sur Madagascar, mais il n'a pas dit si le climat était bon et si la vie était chère. Alors, comme il sait tout, et que j'ai 1'intention d'aller établir un comptoir d'épicerie à Madagascar, je lui ai demandé des renseignements plus complets. Et voilà !

Cet électeur était un homme pratique.

Les questions adressées aux candidats sont parfois embarrassantes, mais on s'en tire toujours avec de la présence d'esprit. Lors d'une des dernières élections sénatoriales dans l'Aude, M. Lades-Gout s'expliquait depuis une bonne demi-heure devant les électeurs, quand deux questions nouvelles lui furent lancées des extrémités de la salle :

Continuerez-vous à voter le traitement des chanoines ?Laisserez-vous le schako aux fantassins ?

Des applaudissements chaleureux éclatèrent, attestant l'intérêt passionné que l'auditoire attachait à la solution de ce problème militaire, économique et religieux.

Le candidat attendit le silence ; puis, très calme, la lèvre éclairée d'un sourire conciliant, il prononça ces paroles mémorables :

Messieurs, je m'efforcerai de répondre à votre confiance ; si je suis élu, je ferai donner aux fantassins le traitement des chanoines, et aux chanoines le schako des fantassins !

On éclata de rire et la candidature de l'orateur fut adoptée par acclamation.

A propos du drame de la Guillotière, on a parlé de l'impuissance de la police, et certaines personnes ne semblent pas éloignées de considérer l'assassinat de la dame Trillet comme devant s'ajouter à la liste des crimes impunis.

C'est se prononcer un peu vite ! Je trouve qu'on ne tient pas suffisamment compte à la police française de ses qualités, pourtant si supérieures à celles de toutes les polices étrangères. Je dis : toutes et j'y insiste, car la police anglaise, que les badauds mal renseignés se plaisent à considérer comme la plus habile, est vis-à-vis de la nôtre dans une situation d'écrasante infériorité. Il y a des gens qui, quand ils ont prononcé gravement le mot de détective, s'imaginent avoir tout dit.

Eh bien ! les détectives (du verbe to detect, découvrir) ne découvrent les malfaiteurs qu'à de rares exceptions près, en dehors de l'une des trois conditions suivantes : quand le coupable est pris en flagrant délit, ce qui simplifie beaucoup les choses; quand il se livre lui-même, ce qui est beaucoup plus simple encore ; ou quand il est dénoncé par un témoin ou un complice.

La statistique criminelle anglaise de 1888-1889 porte à 179 le nombre des assassinats, et, dans la même année judiciaire, le nombre des accusés (non pas même celui des condamnés) n'a été que de 70. Le nombre des assassinats restés impunis est donc de 105, y compris les opérations de l'horrible charcutier connu, dans l'Europe entière, sous le pseudonyme de Jack l'Eventreur.

En Espagne, la police de sûreté fonctionne d'une façon très primitive, comme en Portugal. Elle est mieux organisée en Italie, en Allemagne et en Russie ; mais les agents français restent, en dépit de leurs échecs, des virtuoses incomparables. On peut citer assurément bien des crimes impunis en France, environ le cinquième des crimes accomplis ; mais, en revanche, que de procès brillants à l'actif de nos limiers ! Leur art consiste à partir de rien, c'est-à-dire à entrer en campagne sans aucun indice précis et à arriver, petit à petit, à mettre un beau jour la main sur l'épaule des coupables.

Un des plus beaux exemples de cette subtile chasse à l'homme vient de nous être donné par l'ancien agent Bastard, qui a découvert, au moyen des ingénieuses et intrépides recherches que l'on sait, l'assassin de M. de Villeplaine, aux environs de Castres. C'est là un beau coup de police dont je pourrais citer bien d'autres exemples.

En France, nous sommes toujours enclins à railler l'autorité et ses agents qui nous protègent. C'est un travers déjà bien ancien. Il y a de longues années, un humoriste arrivant de voyage demandait à un ami des nouvelles de plusieurs personnes et n'obtenait que des réponses vagues et banales :

Un tel ?... Eh bien, mais, je ne sais pas ce qu'il fait. Je ne sais pas où il est.Ah ça ! vous ne savez rien ! Vous êtes donc de la police !!
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