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Causerie

Dans quelques heures le rideau tombera sur le drame-vaudeville en douze actes et d'innombrables tableaux qui s'appelle l'Année 1890. Il n'a été ni meilleur ni pire que bien d'autres. Il nous a offert le spectacle de quelques belles actions et de nombreuses sottises, ce qui constitue une moyenne en somme, assez honorable.

Cette année 1890, qui va exhaler son dernier souffle - un souffle plus glacé que les marrons de ce nom ! - avait le malheur de succéder à une année splendide et triomphale entre toutes. Je sais bien qu'elle n'avait pas le choix, mais enfin cette succession était accablante.

L'année 1891 semblerait devoir débuter sous d'assez heureux auspices si, par malheur, les nations de l'Europe ne continuaient leurs fabuleux armements. Elles vident leurs bas de laine et s'endettent comme des affolées pour acheter des canons qui, à peine achevés, doivent être aussitôt remplacés pas d'autres.

C'est l'artillerie de Pénélope.

Il n'y aurait encore que demi-mal si on se bornait à emmagasiner en tous pays des tubes homicides, des armes à feu roulant - comme les poêles mobiles ; mais le diable c'est que quand les hommes ont des fusils et des canons, ils sont tentés de s'en servir, et on sait si, avec les armes à feu, un accident est vite arrivé !

On doit pourtant reconnaître que tout annonce le maintien de la paix, de cette paix armée jusqu'aux dents qui n'est pas la paix à tout prix, mais qui est une paix hors de prix.

Voici le moment où les candidats au ruban rouge perdent le sommeil, le boire et le manger. Ces dernières heures sont terribles, car il faut toujours prévoir un remaniement, une substitution de noms sur les états de proposition. Le ruban de la Légion d'honneur est tellement envié, qu'on a vu des malheureux perdre l'esprit pour n'avoir pu l'obtenir. D'autres imaginent des stratagèmes savants pour se donner l'illusion de l'avoir obtenu.

Le pauvre Lhéritier du Palais-Royal, avait un jeu de scène admirable, dans le "Roi Candaule" de Meilhac. Il endossait, par erreur, le paletot d'un monsieur décoré. Tout d'abord, il commençait machinalement par ôter ce vêtement prestigieux, mais il le remettait aussitôt ; puis, il louchait, d'un air affriandé vers la boutonnière flamboyante. Silencieusement, il tenait conseil avec lui-même. Sa mimique éloquente révélait, jusqu'au moindre détail, ce qui se passait dans son âme. Il semblait dire :

Comme ça me va bien, tout de même !... J'étais fait pour être décoré. Il est bien évident que je le serais si le pouvoir savait reconnaître le vrai mérite. Oui... mais enfin, je ne le suis pas... Il faut ôter ce paletot et le rendre à l'ouvreuse... Sapristi pourtant, je ne serais pas fâché de me montrer ainsi, ne fût-ce qu'un instant ; et puisque je vais rentrer dans quelques minutes.... Bah ! tant pis !...

Et il sortait fièrement, la tête haute, dans le paletot du monsieur décoré.

C'est là un joli trait de comédie, mais ce n'est qu'une scène de théâtre.

Voici maintenant une scène de la vie réelle.

Un riche rentier parisien, demeurant boulevard Malesherbes, était tourmenté de l'âpre désir d'être fait chevalier de la Légion d'honneur. Toutes les démarches avaient échoué. Cependant, de temps à autre, on l'apercevait orné d'un superbe ruban rouge qui n'avait rien d'exotique. Un jour il fut signalé au commissaire de police qui le fit appeler et lui donna un premier avertissement. Le faux décoré protesta alléguant que si on l'avait vu avec un ruban rouge à la boutonnière, c'est qu'il avait pris, par mégarde. le pardessus d'un de ses amis, ancien chef de bataillon, retiré à Melun, et qui descendait chez lui quand il venait à Paris. Ils étaient de même taille ; la substitution était facile. Mais le plus curieux de l'aventure, c'est que ce personnage invitait continuellement son ami à venir passer quelques jours chez lui pour avoir l'occasion de se tromper de paletot et d'arborer «par erreur» le ruban rouge. Ce qui faisait dire à son valet de chambre narquois :

Monsieur se met bien ; il est décoré au moins un jour par semaine !...

Les étrennes !

On ne pense en ce moment qu'aux étrennes à donner ou à recevoir. Les domestiques redoublent de soins et de grâce auprès de leurs maîtres. Il est bien rare qu'ils se fassent mettre à la porte aux approches du Jour de l'An. C'est pourtant ce qui vient d'arriver au valet de chambre d'un de mes amis.

Ce Ruy Blas était imbu des idées les plus hardies en fait de propriété. Il fumait, par principes, les cigares de son maître, il lui buvait ses meilleurs vins, il lui empruntait sans le consulter, bien entendu, ses bottines et ses pantalons. Petit à petit, des objets en nature il passa aux espèces. Il subtilisa chaque jour quelques pièces de monnaie, et son maître l'ayant flanqué à la porte, il revint audacieusement demander un certificat.

Mon ami, stupéfait, le regarda dans le blanc des yeux, ne sachant s'il devait rire ou se fâcher.

Parfaitement, Monsieur, insista le serviteur infidèle; j'ai droit à un certificat.Soit, mon garçon, je vais vous le donner !

Voici le libellé de ce document : Je soussigné, déclare que le nommé Joseph Bl... a été à mon service du 14 octobre au 21 décembre 1890. Pour rendre un juste hommage à sa probité, je le crois incapable de rien voler - à main armée. Si l'honorable Joseph exhibe cette flatteuse attestation, il aura peut-être quelque peine à se caser chez les personnes méticuleuses.

La vraie joie du nouvel An est celle que nous partageons avec les petits enfants. Le plaisir qui luit dans leurs yeux clairs, devant un beau jouet bien séduisant, est si entier, si profond !

Pourquoi grandissent-ils si vite ?...

Victor Hugo disait : Je sais ce que c'est que le paradis : les parents toujours jeunes et les enfants toujours petits.

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