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Causerie. Lyon, le 21 avril.

Le mime Paul Legrand, qui vient de mourir à l'âge de quatre-vingt-deux ans, fut un extraordinaire artiste.

La jeunesse actuelle ne le connaissait pas. Il vint à Lyon sous l'Empire et y fut très applaudi.

On a dit qu'il avait du génie. Le mot est juste, le génie étant le don de la création.

Paul Legrand égala souvent Debureau, et c'est tout dire. Il avait des trouvailles admirables ; il lui arrivait d'improviser sur la scène des effets étonnants de comique ou d'effroi.

Pierrot, qu'il incarnait sous toutes les formes, était devenu pour lui une seconde nature. Il exprimait, sans mot dire, les sentiments les plus délicats, les plus subtils, les plus fugitifs et avec tant de précision, que le gros public, les spectateurs les moins raffinés ne pouvaient s'y tromper.

Il n'y a point d'art inférieur ; il y a de bons et de médiocres artistes.

La pantomime jouée par un homme de l'espèce de Paul Legrand, que j ' ai vu lors de sa dernière apparition, il y a une quinzaine d'années, était une expression supérieure de l'art théâtral.

Le pauvre Pierrot octogénaire est mort à Paris dans un de ces établissements qu'on appelle maison de santé, parce qu'elles sont l'asile de la maladie.

J'ai assisté un jour, aux Brotteaux, à une scène inénarrable : un duel au parapluie !

Après une querelle provoquée, je crois, par une « histoire de femme », deux hommes mûrs s'étant rencontrés sur la voie publique par un temps de pluie, s'étaient mutuellement insultés et s'excitant par degrés, avaient fermé leur parapluie malgré l'averse, et avaient offert aux passants dont j'étais, le prodigieux spectacle d'un duel au riflard démoucheté...

L'un d'eux, le plus petit, poussait sa pointe avec énergie et se fendait à fond, tandis que son adversaire parait en rompant, ou rompait en parant, ce qui revient au même.

En quelques secondes, un groupe d'une quarantaine de personnes forma autour des combattants un cercle joyeux dont le rire finit par les désarmer.

L'un d'eux avait perdu son chapeau dans la bataille ; ce couvre-chef fut ramassé dans le ruisseau sous la forme lamentable d'un accordéon qu'on aurait trempé dans la boue.

Ce fut la seule victime de ce combat très singulier qui m'est remis en mémoire par un fait d'actualité.

Le parapluie n'a pas encore été considéré comme une arme de guerre, mais cela viendra bien un jour, si l'on en juge d'après certains symptômes.

Ainsi, un mari outragé exerçait, l'autre jour, sa vindicte conjugale à l'aide d'un parapluie.

Il a blessé l'amant et l'épouse infidèle à coups d'épée, d'une épée inattendue qu'il portait dans le manche de son parapluie...

Qui pouvait supposer, vraiment, que l'industrie française mettait des parapluies à épée à la disposition des maris trompés?

L'épée et le parapluie, ces symboles de deux époques si diverses, se réunissant, se confondant — ô antithèse ! — en une oeuvre de destruction...

A qui et à quoi se fier désormais, si l'honnête pépin se met à tremper dans des crimes ?

Le parapluie devrait toujours planer audessus des conflits humains. Dissimuler dans son manche une arme homicide, ce n'est pas seulement un délit, c'est une profanation.

Et qui nous dit que ce débonnaire petit meuble ne sera pas, quelque jour, transformé en arme à feu ?

Il n'est pas bien difficile d'imaginer le parapluie-carabine, ou le parapluie-revolver. Et quel sujet d'inquiétude, alors, dans le sein des familles !

Il me semble entendre une mère alarmée morigénant son imprudent époux : Anatole, tu es vraiment d'une imprudence effrayante, mon ami; tu me mets dans des transes épouvantables; tiens, tu me feras mourir. Moi, bobonne ? Et comment cela, je te prie? Ton parapluie, malheureux !... Eh bien?... Voyons, tu sais bien que les enfants vont rentrer de l'école. Parfaitement, mais qu'est-ce que mon parapluie vient faire... Tu l'as encore laissé dans le vestibule, incorrigible imprudent ! Pourquoi donc pas? Pourquoi pas ? Mais malheureux, tu oublies donc qu'il est chargé !!

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