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Causerie. Lyon, 23 mars.

I1 y a environ dix-neuf siècles que Jésus remarquait déjà la tendance des hommes à voir une paille dans l'oeil de leur voisin, et à ne pas voir une poutre dans leur propre appareil oculaire.

Cette disposition singulière de l'humanité ne s'est pas modifiée depuis ; au contraire, elle semble s'être accentuée.

C'est ainsi que les Allemands et les Belges, si empressés à donner un large développement à la publicité des scandales français, s'aperçoivent à peine du scandale princier qui s'est terminé par la séparation éclatante du « ménage » de Saxe-Cobourg- Gotha.

Et pourtant, Dieu sait si la chronique scandaleuse aurait pu trouver de l'aliment dans cette affaire !

On sait que la princesse Louise, fille du roi des Belges, épousa à Bruxelles, en 1875, le prince Philippe de Saxe-Cobourg, son cousin, plus âgé qu'elle de quatorze ans. Cette union consista surtout en une désunion remarquable. Jamais incompatibilité d'humeur et de goûts ne fut plus évidente. Elle ne fit que s'accentuer avec l'âge et elle produisit, semble-t-il, ses ordinaires conséquences. Récemment, le prince de Saxe- Cobourg provoqua en duel un officier autrichien, M. de Voglevitch, et peu de jours après cette rencontre, aux environs de Nice, la colonie mondaine de la côte d'Azur apprit le départ simultané de la princesse et de l'officier, et ce furent des potins égrillards et infinis parmi les oisifs venus de tous les points de l'Europe « pour contempler ton azur, ô Méditerranée ! »

Et cela s'est passé au moment même où la princesse allait marier sa fille au ducGunther de Schleswig-Holstein. Un conseil de famille, présidé par le roi des Belges, va s'assembler à Vienne (Autriche, bien entendu) pour aviser. Les Petites Affichesavaient publié une note annonçant que leprince de Saxe-Cobourg ne paierait pas les dettes de la princesse. L'ambassade d'Autriche fait dire que cet avis est apocryphe...

Quoi qu'il en soit, le torchon brûle dans ce petit ménage, ou plutôt il est brûlé ; il n'en reste qu'une pincée de cendres.

Eh bien, c'est à peine si les journaux autrichiens, belges et allemands s'occupent de cette affaire, qui les aurait mis en ébullition si elle avait eu pour héros et pour victimes des personnages français. Ils préfèrent prétendre que la France a le monopole des scandales et de l'immoralité.

De même, les Italiens font en ce moment tous leurs efforts pour étouffer l'affaire des relations très délicates de Crispi avec la Banque de Naples. Ils s'évertuent à en atténuer l'importance, et à laver en famille ce linge dont la malpropreté ne saurait, sans inconvénient, être étalée sous les yeux de l'Etranger.

De ces faits et de plusieurs autres, il résulte que nos voisins, de quelque côté qu'on se tourne, ont des yeux de lynx quand il s'agit de pénétrer le détail des affaires scandaleuses françaises, et seulement des regards de taupe pour leurs propres... malpropretés.

Jamais nous n'aurons de ces points de vue-là en France, où nous nous diffamons mutuellement avec délices !

Voyons, voyons ! il s'agit de s'entendre.

D'une part, les statisticiens affirment que la natalité s'est relevée en France depuis deux ans avec une vigueur exemplaire, et, d'un autre côté, un voyageur anglais, qui a parcouru pendant plusieurs mois notre pays dans tous les sens, exprime son étonnement de n'avoir rencontré sur ses pas aucune femme enceinte.

Cet insulaire consent bien à croire qu'il y en avait quelques-unes dans les villes qu'il a traversées, mais il se demande si elles ne se cachent pas !...

Je croirais plutôt qu'il est myope et qu'il n'a pas bien vu. Et puis, il faut le lui apprendre, les Françaises ont le tort de dissimuler avec art sinon jusqu'au dernier moment, au-moins jusqu'à l'avant-dernier, leur maternité sacrée qu'elles devraient au contraire affirmer fièrement.

Un bon Français devrait, de son côté, saluer avec respect la femme enceinte qui passe. Mais cela n'est pas entré dans nos moeurs et cela n'y entrera probablement jamais ; c'est trop romantique et le temps du romantisme est bien passé.

Il serait pourtant d'un haut intérêt d'honorer la fécondité des femmes françaises à une époque où l'avenir même de notre race paraît menacé. Qui ne veut pasla fin veut les moyens. Je parle de la fin de la race.

Les économistes ont poussé ce qu'ils appellent le « cri d'alarme », et cela leur suffit. Quand un économiste a poussé le cri d'alarme, il rentre paisiblement dans son Economie et s'y renferme à double tour, en se réservant le plaisir de dire au jour où les malheurs éclatent : Je l'avais bien prévu; j ' ai été bon prophète.

La belle avance !

Epictète manifesta, dit-on, une joie débordante quand son maître lui cassa la jambe, parce qu'il l'avait prévu et que même il l'en avait averti.

Mais la joie du stoïcien ne fut pas de longue durée, et, en tout cas, cela ne lui fit pas une belle jambe.

Il va maintenant falloir attendre le prochain recensement pour savoir qui, des statisticiens optimistes ou de l'Anglais décourageant, a eu raison.

Allons, mesdames, un peu de vaillance. Repeuplons, repeuplons, s'il vous plaît, et n'oublions pas que l'Europe entière nous en donne l'exemple.

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