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Causerie

Les faits-divers nous apportent parfois des arguments bien curieux sur la profondeur de la bêtise humaine, et, à ce point de vue, une des récentes audiences du tribunal correctionnel de la Seine a été marquée par un incident singulièrement " suggestif " comme on dit aujourd'hui. Un délinquant était poursuivi pour exercice illégal de la médecine. Il y avait flagrant délit. La police avait pris sur le fait le prétendu charlatan, dans un cabinet clandestin dissimulé en un bouge de la Chapelle, où se donnaient en secret des consultations évidemment illicites.

Quelle ne fut pas la surprise du tribunal, lorsque le prévenu, interrogé par le président sur ses moyens de défense, exhiba tranquillement des diplômes de docteur parfaitement en règle, et même des quittances du percepteur constatant qu'il payait patente !

Il n'y avait qu'à s'incliner : on l'acquitta. Cependant le président ne put s'empêcher de l'interroger sur ses allures au moins bizarres et sur les dehors suspects dont il entourait l'exercice d'une profession dont on ne se cache point d'ordinaire.

— Mon Dieu ! c'est bien simple, répondit le docteur, j'ai dans un quartier distingué un cabinet confortable, un salon bien tenu et même un domestique en livrée. Mais les malades n'y viennent pas. Je mourais de faim. C'est alors que j'ai eu l'idée de me transformer en charlatan, puisque je réussissais si mal comme médecin de la Faculté. Je montai donc l'officine d'apparence louche où la police m'a déniché. J'y jouai le rôle d'un homme qui se dissimule, et, pour tout dire, d'un contrebandier de la médecine. J'y ai donné des consultations comme des secrets, et les clients sont venus en foule. Est-ce ma faute si mes contemporains ont la superstition du rebouteur, s'ils préfèrent le sorcier au savant?

En effet, la loi n'a rien à voir dans cette façon de soigner l'humanité en flattant ses manies. Mais n'est-ce pas un curieux coup de sonde donné dans l'abîme de l'imbécillité publique ? Ce qui est sérieux, régulier, convenable n'attire pas la masse. Il lui faut l'attrait mystérieux de l'étrange et de l'occulte. Une ordonnance rédigée par la science ne compte pas. Mais un secret de marchand de sorts, de nécromancien bateleur, vendu très cher dans le silence d'un endroit borgne, suffit à faire la fortune d'un homme. Et on parle des progrès de la civilisation, de l'esprit humain plus éclairé que jamais!

Les Lyonnais viennent encore de subir une désillusion artistique. La Duse, la grande artiste italienne qui est à la fois Sarah Bernhardt et Réjane, c'est-à-dire une des organisations de théâtre les plus souples et les plus complètes qu'on ait vues, la Duse avait compris Lyon dans la tournée prochaine qu'elle entreprend en France. Déjà elle a traité avec Marseille, Bordeaux, Rouen et Lille. Elle ne pouvait guère omettre Lyon, la seconde ville de France, et, de fait, elle a négocié pour y venir. Cependant, nous ne l'y verrons pas...

Son imprésario n'a pu s'entendre avec notre scène dramatique. Le Grand-Théâtre lui est également fermé, en raison de l'exclusivité de la comédie stipulée au profit des Célestins par les cahiers des charges municipaux. De sorte que, malgré ses démarches pressantes, Mme Duse a dû rayer Lyon de son itinéraire.

Pourtant l'attrait de ses représentations n'eût pas été inutile pour donner quelque relief à cette fin de saison si terne. Aux Célestins c'est le train-train ordinaire. Au Grand-Théâtre, les artistes réunis font de leur mieux, mais leurs efforts ne sont pas toujours couronnés de succès, et le Conseil municipal vient de décider, pour ne pas accroître le désarroi financier, que notre Grand-Théâtre fermera ses portes le 31 mars.

On voit donc que la tournée de la Duse eût été particulièrement opportune. Lyon est une grande, une admirable ville, presqu'une capitale. Mais il n'est pas douteux que les distractions artistiques y soient fort rares, et peu en proportion avec l'importance de la cité. C'est pourquoi il est tout à fait fâcheux, et encore plus dans les circonstances présentes, que la grande tragédienne d'Italie ait été écartée de notre théâtre.

Cela n'est pas seulement un incident regrettable, c'est aussi un nouvel argument ajouté à ceux des détracteurs de Lyon, qui se plaisent à représenter la vie lyonnaise comme uniquement vouée au travail, préoccupée seulement du développement de ses intérêts matériels à l'exclusion des plaisirs de l'esprit et de l'art.

Il y a là une légende fâcheuse, mais malheureusement justifiée presque toujours par l'apparence et souvent par la réalité. Ceux qui ont la charge de l'avenir de la ville devraient bien s'en préoccuper plus qu'ils ne le font...

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