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Causerie. Lyon, 22 février.

Nous avons eu à Lyon un mardi-gras assez joyeux, malgré les préoccupations de la fameuse « Affaire». Les masques, d'ailleurs assez rares, et pas très beaux, qui se sont exhibés dans les rues emplies d'une foule énorme ont donné lieu à des scènes burlesques, cacophoniques surtout, car on a beaucoup crié, sifflé et glapi, — accès de gaîté qui démontrent bien que Carnaval n'est pas mort. Le moindre cortège ou un simple boeuf gras suffiraient pour le ressusciter tout à fait.

Quant aux confetti, ça été une vraie tempête. Il y en avait de toutes les nuances, des verts, des lilas, des roses, des bleus, des jaunes, et cette neige multicolore, semée sur les chapeaux et les épaules des femmes, et jusque dans leurs cheveux faisait une mosaïque pittoresque. Les camelots ont eu là une belle journée...

A Paris, au contraire, ce fut une fête ratée et pour les promeneurs et pour les petits marchands. Quelque chose de lourd planait sur la foule, si allègre d'ordinaire, et les confetti eux-mêmes ont subi un krach désastreux. D'ailleurs, tout " l'article de Paris " paraît être dans le marasme. Et à en croire certains organes bien renseignés, le commerce galant des agréables personnes qui offrent aux étrangers une hospitalité intégrale serait lui-même cruellement frappé. Nana se plaint amèrement du procès Zola . Elle ne fait plus ses frais. Si les fonds publics se tiennent encore, la Bourse de la galanterie est au contraire en baisse sur toutes les valeurs, grandes ou petites, parts de fondateurs à la port??e des seuls boyards ou actions de jouissances à prix réduit...

Ceci est grave, et c'est là évidemment un signe des temps. Les doléances de ces dames sont si vives et si justifiées, leur négoce est si compromis, qu'elles ne seraient pas éloignées de se former en syndicat pour réclamer, elles aussi, des droits protecteurs. M. Méline ne s'attendait certes pas à cette application inattendue de la politique douanière, dans une industrie qui semble par essence vouée au libre-échange.

Que fera le gouvernement ? Si vous tenez beaucoup à le savoir, il est vraisemblable qu'il répondra par la consigne du jour : La question ne sera pas posée !

Ce pauvre M. Méline a encore bien d'autres affaires sur les bras, issues du même milieu « bien parisien ». Voilà-t-il pas que le Figaro vient de lui adresser une pétition signée Bobinette Langlois, et contresignée A. de St-Albin, pour lui dénoncer cet autre péril national, la disparition de l'écrevisse ?

Mlle Bobinette pétitionne même très bien. Elle expose en termes délicats et pimpants, au Père de l'Agriculture, les périls que fait courir au commerce des plaisirs la décadence de ce produit agricole exquis, sans lequel il n'y a plus de cabinets particuliers : l'écrevisse !

Vous appréciez aussi le potage bisque — dit-elle au Président du Conseil, — vous avez trop de goût pour dédaigner les écrevisses en timbale, à la Nantua. Vous ne sauriez donc envisager avec indifférence la disparition prochaine de ce délicieux crustacé. Mais pour nous, monsieur le Président, elle serait un véritable désastre.

Conçoit-on un souper sans écrevisses ? Il nous resterait les truffes. Encore est-il une saison où les truffes n'ont plus ni parfum ni vertu. Mais sans les écrevisses que deviendront nos tête-à-tête? Les écrevisses, ce sont les hirondelles de l'intimité, ce sont elles qui annoncent le printemps de l'amour. Avant leur apparition sur la table, on est cérémonieux, on se dit : «Chère amie ! Cher enfant ! » Après, on rit, on se taquine, on s'épanche, on s'appelle « Ange adoré ! » et on se tutoie.

Vous comprenez maintenant notre consternation quand le bruit s'est répandu parmi nous qu'un tel auxiliaire allait nous manquer.

Ainsi parle la spirituelle Bobinette. Et, de fait, ce Bossuet de la galanterie française a raison de s'écrier : l'écrevisse se meurt, l'écrevisse est morte ! Nos rivières et nos ruisseaux, contaminés par les égouts d'usines, dévastés par un microbe meurtrier auquel les savants n'entendent goutte, voient peu à peu disparaître les derniers et minuscules échantillons du délicieux « petit poisson rouge qui marche à reculon », comme disait ce pauvre Jules Janin . Le lac de Nantua lui-même, et les adorables ruisselets du Bugey, où naquit la bisque chère à Brillat-Savarin , sont aujourd'hui sans une seule écrevisse. Celles que nous mangeons viennent d'Allemagne — honte patriotique ! — et encore, là-bas aussi la contagion les décime.

Il y va donc du salut de la galanterie française, que représente Mlle Langlois. Le remède, elle l'indique à M. Méline : L'Amérique possède une écrevisse savo.ureuse, le cambarus affinis — Bobinette parle latin, oui monsieur ! — qui résiste à tout et pullule dans les eaux où périssent nos pauvres écrevisses françaises. La conclusion, c'est que M. Méline est sommé de veiller à la repopulation de nos rivières par le cambarus — providentiel non moins qu' affinis — et, ce faisant, il aura bien mérité du pays « en travaillant à la repopulation de la France! »

Voilà qui est décisif. M. Méline ne serait pas un homme d'Etat s'il ne donnait suite à cette supplique si juste. Il fera plus : il accordera à Bobinette le Mérite agricole !

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