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Causerie

C'est un délicieux petit jeu de société qui vient d'être inauguré par le peuple le plus spirituel de la terre — j ' ai nommé les Parisiens — à l'occasion de l'affaire Dreyfus. Ce divertissement consiste à se réunir en grand nombre, sur la voie publique ou dans une salle de meeting, entre catholiques, protestants, francs-maçons et libres-penseurs pour se rouer de coups mutuellement aux cris de « mort aux juifs ! »

Au Tivoli-Vauxhall, l'autre jour, la fête fut charmante et particulièrement bien ordonnée. Cinq mille personnes se pressaient à ce plaisir bien parisien. Il y avait de tout parmi l'assistance entassée dans cette exquise soirée. Même on y remarquait des femmes, notamment, disent les comptes rendus, la femme d'un sénateur, et entre parenthèses nous serions curieux de savoir le nom du père conscrit dont la légitime ne craint pas de s'adonner à un sport aussi audacieux que peu officiel... Il y avait de tout, sauf des Juifs, et pondant plusieurs heures on a goûté le plaisir délicat de s'entr'assommer à coups de poing et de cannes plombées, les uns conspuant la race sémite, les autres acclamant M. Emile Zola. C'a été une récréation rare, distinguée, artistique, bien digne de ce temps raffiné d'où les moeurs barbares du moyen âge sont définitivement bannies.

C'est d'ailleurs, au dire des gens bien informés, dilettanti du nouveau jeu, le commencement prometteur d'une ère qui va s'ouvrir. La suave soirée du Tivoli- Vauxhall n'est qu'un heureux début. On fera mieux dans quelque temps. On prépare des sensations plus profondes et des attractions plus complètes. Les afficionados espèrent que bientôt et souvent on ne se contentera point de se gourmer, mais que le sabre ne tardera pas à remplacer le bâton, de façon à ce que rien ne manque au programme, pour la plus grande joie des doux blasés de la moderne Byzance...

C'est là un état de choses que certes l'Europe admire fort et qu'elle ne tardera pas à nous envier. Ah! qu'on est fier d'être Français quand on contemple un spectacle comme celui du Tivoli-Vauxhall !

En attendant,nous autres Lyonnais qui n'avons pour tout spectacle que nos deux théâtres et qui n'en sommes pas encore arrivés à goûter, comme les Parisiens, les drames de l'émeute, nous voilà avec une crise théâtrale en perspective. La démission do M. Vizentini nous prive d'un directeur très artiste et laisse notre scène d'Opéra dans une situation plutôt précaire.

On parle, pour y pourvoir, d'organiser les artistes en société sous le contrôle de la Ville. Vétilleuse combinaison ! La gent lyrique s'accommode mal du régime républicain : il lui faut un chef et un maître. Si on s'arrête à cet expédient, il ne sera, en tout cas, que provisoire. Il faudra bien, pour l'année prochaine, choisir un directeur et nous espérons que la Ville ne se laissera pas aller à un choix téméraire, comme elle l'a fait trop souvent.

Le métier de directeur, aujourd'hui plus difficile que jamais, n'est pas en effet ce qu'un vain peuple pense. Pour le bien remplir, il faudrait en effet être en même temps lettré, musicien, administrateur, architecte, chorégraphe et . . . diplomate. Or, le directeur n'est le plus souvent rien de tout cela et son ignorance est parfois monumentale, témoin l'anecdote suivante citée à l'actif d'un imprésario qui dirigeait, il y a quelques années, une grande scène de province, lequel, ayant à monter un ballet mythologique, disait à son régisseur à propos du décor : Quel est ce monticule à gauche? Le Pinde. Et à droite ? Le mont Olympe. Et cet autre au milieu ? Le mont Parnasse. Monpernasse ? j ' y ai habité, réplique notre directeur d'un ton convaincu ; mais je ne vois pas la gare !

Souhaitons que le successeur de M. Vizentini ne soit pas de cette force en pataquès, qu'il ait de l'expérience du savoir et du goût, et qu'il apporte aussi un bon cautionnement, garantissant le sérieux d'une entreprise dont les contribuables lyonnais sont tous, obligatoirement, les actionnaires trop souvent déçus...

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