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    Causerie

    Paris, 12 janvier.

    Je viens de voir les deux pièces que tout provincial de passage à Paris ne peut guère se dispenser d'aller voir, les Mauvais Bergers et Cyrano de Bergerac. Elles ne se ressemblent guère... heureusement pour la seconde !

    Les Mauvais Bergers ont des prétentions symboliques et scandinaves. M. Mirbeau a voulu évoquer sur la scène le conflit des patrons et des ouvriers, compris à la façon des philosophes socialistes d'Outre-Rhin. Il s'est proposé de personnifier la " loi d'airain" de Lassalle et de donner des noms d'hommes, des passions et une vie à des lois économiques. C'est en un mot de la sociologie et de l'économie politique traduites en pièce de théâtre, ce sont des abstractions transformées en personnages.

    On voit du premier coup, et sans l'avoir même jugée et subie au feu de la rampe ce qu'une telle conception dramatique est artificielle et fausse et quel génie il faudrait à l'auteur pour que les spectateurs prissent plaisir et intérêt aux scènes où s'agitent ces « entités », qui, — fatalement, — ne peuvent être représentées que par des fantoches.

    Fantoche, en effet, ce Jean Roule, chemineau anarchiste, apôtre déclamatoire et ampoulé de la chanson nouvelle, parlant, non le langage d'un travailleur, mais celui de M. Mirbeau, écrivain-rh??teur, et qui entraîne les ouvriers aux plus sanglantes catastrophes, par les m??mes moyens qu'il reproche si durement aux « mauvais bergers », les députés socialistes ; fantoches ces patrons imbéciles, égoïstes et lâches jusqu'à l'absurde ; fantoche le jeune bourgeois sentimental qui se répand en vagues sympathies pour les ouvriers sans une idée pratique et utile ; fantoches enfin tous les rôles de la pièce où le bon sens ne peut voir que des caricatures. Personne, dans la vie, ne ressembla jamais, de près ni de loin, à ces gens-là. Telle est l'oeuvre où une certaine école a prétendu voir un modèle de vérité, d'observation et de réalisme puissant !

    Je ne parle point du côté pénible du spectacle, des civières qui traversent la scène, de tout le bric-à-brac macabre du dernier acte : c'est du mauvais et brutal cinématographe, non pas de l'art dramatique. Mais M. Mirbeau ne conclut même pas. Sa pièce apparaît comme une thèse, mais on ne sait pour qui. Est-il pour les ouvriers, pour les patrons ? On l'ignore. Comment entrevoit-il le mot de la douloureuse énigme ? Il ne le dit pas. Nous ne retenons qu'une chose claire, c'est qu'il n'aime pas les députés socialistes, les " mauvais bergers ", — opinion soutenable sans doute, mais insuffisante pour animer une pièce.

    En revanche, si les Mauvais Bergers vous laissent une impression de lourd et vain cauchemar, Cyrano de Bergerac vous ensoleille l'âme. Après tant d'élucubrations obscures, angoissantes, symboliques, funèbres, par où se sont appesantis sur nous tous les Mirbeau contemporains, c'est comme une bouffée d'air frais et limpide dans une atmosphère empestée.

    La réaction a paru si bienfaisante qu'on a crié au chef-d'oeuvre ; quelques-uns ont annoncé l'avènement d'un nouveau Victor Hugo. C'est trop. M. Rostand nous a seulement ramenés des brumes glaciales de Norvège au clair et tiède pays de France ; il a fallu son Cyrano pour faire comprendre à des Français que ce qui leur convient le mieux, c'est encore la langue française et ce sont aussi les idées françaises. Service signalé rendu à notre temps !

    Si M. Rostand n'est pas tout à fait Victor Hugo, il vaut mieux que Banville, et le rang n'est certes pas médiocre. Sa pièce est toute fantaisie, belle humeur, grâce ironique et légère, lyrisme étincelant, poésie chevaleresque faite de courage, d'amour et d'illusions. Cyrano résume à la fois d'Artagnan et Gringoire. Le public retrouve en lui une ancienne et charmante connaissance, galamment habillée de neuf, disant sur de vieux airs des paroles exquises et nouvelles. Aussi on lui fait fête comme à un ami reconquis...

    Je n'ai pas parlé de Sarah dans les Mauvais Bergers. Hélas ! elle n'y mérite guère que le silence. Mais Coquelin est éblouissant dans Cyrano. Quatorze cents vers, et un rôle de mousquetaire héroïque et sentimental ! C'était le rêve de Coquelin. Il ne mourra donc pas sans l'avoir pleinement réalisé...

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