Causerie
Lyon, le 29 décembre 1807.
Personne plus que moi ne goûte et ne pratique la tolérance, qui est un des premiers devoirs des hommes vivant en société.
La célébration de la fête de Noël est une des plus solides traditions chrétiennes ; je n'y prends aucune part, mais je comprends fort bien que l'on s'y adonne, même avec un certain abandon. Ce que j ' ai quelque peine à comprendre, c'est que des chrétiens fanatiques du genre de ceux qui l'autre nuit, ont déambulé sous mes fenêtres, croient devoir célébrer par des vociférations, de grands coups de canne sur les portes et des chansons grivoises la naissance du divin Rédempteur.
Que l'on aille entendre la messe de minuit qui a son charme pittoresque, et que, l'appétit stimulé par cette pratique religieuse, on s'assoie ensuite autour d'une table de réveillon, je n'y vois certes aucun mal. Je ne pense pas que ces ingurgitations nocturnes soient plus profitables à la religion qu'à l'estomac surmené ; mais enfin personne n'est forcé d'aller ainsi au-devant d'une indigestion, quelque orthodoxe qu'elle puisse être. Ce qui est déplorable et agaçant à un degré tout à fait supérieur, c'est qu'un certain nombre de personnes qui ont trop réveillonné s'arrogent le droit de réveiller celles qui ne réveillonnent pas ! Je suis pour toutes les libertés, mais contre la licence des rues ; or, je ne sais rien de plus licencieux que de hurler pendant la nuit des chansons de café-concert sur la voie publique, sous prétexte que l'Enfant Jésus naquit à Bethléem, dans des temps très anciens.
Parmi les chants naïfs que l'on nomme Noëls, il en est de délicieux, au premier rang desquels se place celui de Théophile Gautier.
Le ciel est noir, la terre est blanche ;Cloches, carillonnez gaiement !Jésus est né; la Vierge pencheSur lui son visage charmant.
Si les noctambules de la place de la République m'avaient chanté cela dans la nuit de samedi, je leur aurais pardonné peut-être le trouble qu'ils jetaient dans mon repos ; mais ce qu'ils chantaient n'y ressemblait guère et faisait songer plutôt aux grossières huées du Carnaval qu'aux réjouissances ingénues de la Nativité.
Enfin, la Noël est passée ; l'année s'achève et voici venir le mystère de l'année prochaine. Un de nos confrères exprime à ce sujet une pensée qui vaut mieux que la forme dont il l'a revêtue. Après avoir dit qu'il faut absolument en finir avec le scandaleux passif de cette année et ne pas le reporter sur l'année qui va naître, il s'écrie : Liquidons ces flots de boue !
Paul-Louis, le vigneron de la Chavonnière, disait avec raison qu'il se faut garder du malin et de la métaphore. La liquidation de ces flots de boue, c'est-à-dire de scandale, me rappelle quelques autres distractions ou bévues. Celle-ci, par exemple : Cette conférence a été un beau cri de pitié serti dans une indéniable logique.
Ou celle-ci : Ce canal est le seul terrain pratique de défense... Quelle partie de l'insondable Océan choisirez-vous pour y établir les bases de tant de lumières ?
Et enfin celle-ci, qui est d'un autre genre et a été couronnée par l'Académie française : Il ne frappait que les touches noires du clavier, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentiellement écossaise.
Mais il faut se borner à sourire des bévues avec indulgence ; nul ne peut affirmer qu'il n'aura pas son tour.
Le temps se maintient au beau. Le ciel brille chaque jour sur Lyon étonné et ravi. Nous n'avons pas vu tomber encore le moindre flocon de neige ; il gèle à peine pendant la nuit. L'hiver s'annonce bien.
Il n'en faut pas moins songer aux malheureux, et on y songe. De toutes parts s'organise la lutte contre la misère dans notre grande ville.
Comme il arrive à peu près tous les ans, et malgré des exemples fameux, de braves gens qui n'ont que l'embarras du choix pour apporter leur concours aux bonnes oeuvres, se laissent voler par certains quêteurs à domicile. On vient encore de mettre la main sur deux de ces derniers. Elégamment vêtus, ils se présentaient avec une souveraine politesse comme délégués d'une oeuvre d'assistance par le travail qui n'existait que dans l'en-tête de leur livre à souche.
Il y a comme cela dans Lyon un assez grand nombre d'individus des deux sexes qui vivent, et même parfois grassement, de l'exploitation de la charité. La philanthropie peut devenir une carrière lucrative, elle mène à tout. même à St-Paul.
J'ai été victime de deux escrocs du genre de ceux que l'on vient de mettre en lieu sûr. Chaque année à l'entrée de l'hiver ces philanthropes venaient, graves et doux, solliciter mon obole en faveur de pauvres orphelins qu'une excellente et sainte dame abritait sous son aile, dans un asile suburbain. De ces deux collecteurs modestes et dévoués, l'un ne disait jamais rien. Il se tenait au second plan, dans une attitude à la fois philanthropique et réservée. Sa mission semblait consister à inspirer la confiance et à stimuler l'esprit de charité par le seul fait de sa présence. Il complétait le premier, auquel il apportait le prestige d'une redingote fatiguée mais sévère ; je pourrais même dire sacerdotale, car elle paraissait sortir du Temple...
L'autre quêteur, bien doué pour l'improvisation, était chargé du boniment. Il faisait entendre aux bonnes âmes, dont je suis, le langage de la solidarité humaine et, chaque fois, je lui remettais cinq francs on m'excusant de ne pouvoir mieux faire.
Il inscrivait honnêtement mon offrande sur un livre à souche et me délivrait un reçu orné du timbre humide mais délictueux de l'Orphelinat imaginaire.
Un triste jour, les deux compères furent invités à rendre des comptes à la justice. Ils confessèrent que l'asile en faveur duquel ils avaient quêté n'existait pas dans le monde réel, mais ils ajoutaient avec une mâle énergie qu'ils avaient médité de le fonder.
Peu de temps après, leurs exploits furent renouvelés par le comte et par la comtesse de Maulmont, qui n'étaient point du tout de noblesse improvisée, comme le célèbre baron Fossé de Mériel, dont on n'a pas oublié les aventures presque aussi extraordinaires que celles dont le récit assure à M. Jules Verne une juste célébrité.
A Lyon, plus que partout ailleurs, il faut se méfier des apparences et ne pas oublier que les filous prennent tous les masques, même celui de la charité.