Sommaire :

    Causerie

    Il est banal de déplorer l'accroissement continu des crimes en notre doux pays. Quelles qu'en soient les causes, sur lesquelles disputent ardemment les docteurs ès sciences morales, le fait est malheureusement incontestable. Et cependant le métier d'assassin est peu payé, il vaut mieux être trésorier-payeur général. Car on ne gagne pas sa vie à prendre celle des autres...

    Un de nos confrères s'est livré à une patiente étude des profits réalisés par les assassins célèbres de ces dernières années. Cette revue est instructive. Elle démontre que le produit de la profession n'est pas du tout proportionnel à ses dangers. Et c'est là une considération qui devrait en empêcher le recrutement. Si les assassins avaient quelque intelligence des affaires, l'assassinat serait bientôt, comme l'agriculture, réduit à manquer de bras, attendu que le jeu n'en vaut pas la chandelle. A défaut du frein moral qui fait défaut, très évidemment, à ceux qu'Alphonse Karr appelait « ces messieurs », le sentiment de leur intérêt devrait donc leur faire embrasser une carrière plus lucrative, où la faillite ne se traduirait point par le bagne ou l'échafaud.

    Les exemples cités par notre confrère, empruntés aux archives de la Sûreté, devraient être affichés dans les maisons de correction et les prisons. Les bandits en herbe seraient peu encouragés à persister dans lour vocation en lisant une liste comme celle-ci :

    Uicidi, Baillon, Soullet, 1 crime. — Aucun profit. Bernard et Servant, 1 crime. — Rien non plus. Georges, Voty, Franck, 1 crime. — A eux trois, 2 francs, soit chacun 13 sous !! Chottin, 1 crime. — 14 sous !!!Coché et Pouly, 1 crime. — Chacun 1 franc.Deville, 1 crime. —2 francs. Mécrant, 1 crime. — 5 francs. Cathelin, 1 crime. — 5 francs.Ollivier, 1 crime. — Une montre.

    Non, vraiment, le coup de surin à ce prix là est une fâcheuse spéculation. Les coups de pioche du simple terrassier l'apportent davantage. Maigre négoce que la boutique à treize sous de l'assassinat !

    Autre liste du même genre :

    Rossel, 1 crime. — 40 francs. Gilles, Abadie, Knobloch, 3 crimes. — Par crime et par artiste, environ 48 francs. Marquelet et Cornet, 1 crime. — 6O francs. Blum, 1 crime. — 125 francs. Thomas, un crime. — 125 francs. Foulon, 1 crime. — 180 francs. Ducret, 1 crime. — 200 francs de bijoux. Meyer, 1 crime. — De 3 à 400 francs. Weinhoor figure en tête avec 900 francs pour 1 crime.

    Ce qui donne au total 2,260 fr. 70 pour vingt et un crimes, répartis entre vingtsept bénéficiaires, soit 82 francs par tête... de victime. Il n'y a pas encore de quoi devenir rentier !

    Il est vrai que les «commerçants» portés sur cette nomenclature n'ont pas été guillotinés. Ils en ont été quittes pour le bagne. N'importe, ils ont fait une assez mauvaise affaire...

    Quant à ceux qui ont été raccourcis et qui ont payé de la vie l'exercice du métier, leurs profits sont dans les mêmes chiffres. La moyenne ressort à 272 francs par crime, ce qui n'est pas brillant comme « inventaire » :

    Marchandon, 1 crime. — 500 francs de bijoux. Campi, 1 crime. — Rien. Coutin, 1 crime. — 200 francs. Albert. 1 crime. — Une montre et une bague.Schumacher, 1 crime. — l5 francs. Gaspard, 1 crime. — 350 francs. Dongars, 4 crimes avoués. — 150 francs en moyenne par crime. Ribot et Gentroux, 1 crime. — Chacun environ 6 francs. Géomay, 1 crime. — 27 francs.Frey et Rivière, 1 crime. — Rien. Kaps, 1 crime. — 5 francs. Gamahut, 1 crime. — 7 fr. 25 (café compris) !! Prévost, 2 crimes. — 3,000 francs. Prado, 1 crime. — Quelques bijoux. Pranzini, 3 crimes. — Quelques bijoux. Koenig, 1 crime. — 3 sous. Doré, Berlant, femme Berlant, condamnés à mort. — Deux cuillères à café en ruolz et 20 francs.

    On pourrait encore ajouter à ces illustrations de « l'abbaye de Monte-à-Regret», Troppmann, qui n'a pas touché un sou pour neuf personnes tuées ; Lapomeraye, qui fut exécuté sans encaisser la prime d'assurance sur la vie qu'il espérait ; Barré et Lebiez qui, ayant endommagé la tête de la vieille femme qu'ils égorgaient, ne purent même pas la vendre un louis à l'amphithéâtre de l'Ecole de médecine ; Eyraud, qui avait pris environ 150 francs dans les poches de Gouffé et qui en dépensa 3,000 en frais de voyage; et, enfin, le sympathique Vacher, le plus considérable industriel de la série, fabricant de crimes par grosses, et qui n'y gagnait même pas son ancienne paye de caporal !

    Décidément de tels bilans sont à dégoûter les surnuméraires d'entrer définitivement dans ces fonctions ingrates. Mieux vaut être honnête homme. Il y a moins de risques et plus de bénéfices. Et si l'administration pénitentiaire faisait imprimer cette statistique si éloquente, pour être distribuée à ses pensionnaires à l'occasion de leur petit Noël, nul doute que l'effet produit ne soit salutaire. Il doit y avoir des gens pratiques parmi les jeunes malfaiteurs. Qu'ils fassent, donc choix d'un autre état, puisque celui-là ne nourrit pas son homme, — sauf pourtant M. Deibler !

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