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    Causerie

    On connaît le Royaume des femmes, une vieille opérette que tous les théâtres reprennent périodiquement. C'est une minable bouffonnerie où les femmes prennent toutes les places des hommes et réciproquement. Il en résulte des situations plaisantes qui se devinent sans peine. Serions-nous à la veille, grâce au féminisme, de voir cette fantaisie se réaliser au moins partiellement ? On pourrait le croire à en juger par les efforts des femmes pour devenir avocats ou médecins, et aussi par la propagande infatigable qu'elles organisent vaillamment pour affirmer leurs revendications. Et voici maintenant qu'on annonce l'apparition prochaine d'un journal quotidien, qui évoque curieusement le souvenir du Royaume des femmes, puisqu'il sera dirigé, administré, composé, exclusivement par le beau sexe qui ne veut plus désormais s'appeler le sexe faible...

    La Fronde, tel est le titre de ce nouveau confrère. Ce titre a un air de bataille, une allure mousquetaire, et c'est bien la signification qu'on a voulu lui donner, plutôt que l'indication d'un programme satirique. La fondatrice, Mlle Marguerite Durand, a en effet expliqué à un interviewer que son journal s'appellerait la Fronde, en souvenir d'une époque de l'histoire dont les femmes furent les héroïnes : Mmes de Chevreuse, de Hautefort, de Longueville, et la grande Mademoiselle, cette duchesse de Montpensier qui mobilisait l'armée de Condé contre celle de Turenne, s'emparait d'Orléans, et faisait pointer elle-même, sur les troupes d'Anne d'Autriche, les canons des remparts de Paris...

    Mlle Marguerite Durand, directrice du journal des femmes, aspire donc à jouer dans la Fronde le rôle de Mlle de Montpensier. Elle y est d'ailleurs préparée. Elle fut autrefois pensionnaire du Théâtre-Français, ce qui est presque un titre de noblesse. Plus tard, elle eut un rang distingué dans l'état-major du boulangisme. C'était déjà une frondeuse, dont Boulanger, roi des Halles moderne, fut le duc de Beaufort. Et depuis elle eut d'intimes relations dans le monde du haut journalisme.

    Aussi, a-t-elle tout ce qu'il faut pour diriger la nouvelle Fronde. Cet organe est déjà installé dans un bel hôtel qui doit être le quartier général des Femmes qui combattent pour leurs droits. C'est une merveille d'élégance : tentures claires, lampes électriques parmi les fleurs, meubles en laqué anglais... Tout le personnel est féminin ; pas de garçons de bureau mais des « employées » ; les typos sont des typotes ; les rédacteurs sont des rédactrices et les administrateurs des administratrices. Une seule exception : celle du frotteur. Ce sera un homme, mais il ne viendra que la nuit, après une heure du matin, et ces dames ne verront pas cet unique représentant d'un sexe abhorré.

    Ce n'est pas qu'on n'eût pas pu trouver une frotteuse ; mais cette besogne subalterne est humiliante. On l'a donc réservée à un mâle.

    On dit même qu'il y aura une rédactrice pour les sports qui est une escrimeuse redoutable et charmante, la fille d'un maître d'armes célèbre. C'est elle qui sera chargée de mettre flamberge au vent en cas de duels. A la Fronde on veut bien en découdre, mais coudre jamais !

    Voulez-vous le programme du premier numéro : Mlle Jévin-Cassal, inspectrice de l'enfance, donne une étude sur la mortalité infantile ; Mlle Marie-Anne de Bovet, une chronique ; Mlle Vincent, un article sur la participation des femmes aux comités de l'Exposition ; Mme Pognon, exposera les principes du féminisme ; Séverine commencera ses « Magnard » quotidiens et le feuilleton est signé de Mme Daniel Lesueur.

    On voit que la Fronde ne veut pas être un journal pour rire, et qu'elle affecte au contraire des allures d'un sérieux très voisin du sévère. Le Temps lui-même n'est pas plus doctrinaire ni plus solennel.

    Nous souhaitons galamment bonne chance à la Fronde. Mais qu'il me soit permis de rappeler une anecdote tirée du compte rendu d'une récente réunion féministe. Une émule de Mme Pognon venait de descendre de la tribune, après avoir déclaré qu'à l'avenir il ne devait plus y avoir de différence entre les hommes et les femmes, et un assistant lui répondait qu'on aura beau faire, qu'il y aura toujours une petite différence . C'est alors qu'un Anglais, malheureusement resté inconnu, se leva en criant d'une voix retentissante : Yes ! Yes ! Hurrah pour la petite différence !

    Qu'en ferez-vous, mesdames de la Fronde, de la « petite différence »? Vos illustres précurseuses, Mmes de Chevreuse et de Montpensier, y pensaient souvent, plus souvent peut-être qu'il ne convient. Serez-vous comme elles, à ce point de vue, de gaillardes frondeuses, ou bien allez- vous proscrire le mousquetaire ?

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