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    Causerie

    L'odyssée sanglante du Tueur de bergers, cette promenade effroyable à travers la France, marquée de distance en distance par quelque assassinat demeuré jusqu'à ce jour impuni, continue à exciter l'attention comme ces feuilletons horrifiques dont chaque numéro contient le récit d'un nouveau crime.

    On se demande aussi avec raison comment Vacher, classé comme aliéné dangereux, interné à la suite d'un drame passionnel où s'était révélée la rage de ses instincts féroces, a pu être remis en liberté. Quoi de plus absurde que la législation surannée qui nous protège de cette façon contre les monstres humains, et quoi de plus coupable que l'administration spéciale dont l'indifférence et l'inertie accroissent encore les lacunes de la loi ?

    Les récriminations de l'opinion publique et de la presse sont si vives, elles reflètent une indignation si unanime et si légitime, que peut-être nos honorables daigneront-ils secouer leur torpeur, sortir de leurs complots de couloirs et de leurs intrigues d'antichambre, pour réformer enfin ce régime des aliénés que tout le monde condamne, contre lequel des douzaines de projets de loi ont été déposés, et qui demeure cependant, parce qu'en France il n'y a de durable que le provisoire et les abus, et aussi parce que les politiciens du jour sont incapables de la moindre besogne utile. Ah ! qui nous délivrera des farceurs qui promettent la lune et des imbéciles qui croient pouvoir la décrocher ! Le moindre grain de mil ferait bien mieux notre affaire.

    Il y a aussi la police et la magistrature que l'instruction de Belley met en fâcheuse posture. On s'explique difficilement que le Tueur de bergers ait pu opérer pendant des années, en signalant son passage par ces meurtres retentissants, suivis d'enquêtes minutieuses et même d'arrestations d'innocents terminées par des non-lieux, sans qu'un commissaire de police ou un juge d'instruction ait eu l'idée, pourtant si simple, qui a amené M. Fourquet à démasquer ce nouveau Dumollard.

    On sait comment le juge de Belley a procédé. Frappé de l'identité de tous ces crimes commis si loin les uns des autres, il en conclut logiquement qu'ils devaient avoir un auteur unique et apparemment un nomade. Pour confirmer cette hypothèse il demanda à tous les parquets saisis communication des indications plus ou moins vagues fournies par les témoins sur l'auteur présumé des crimes restés mystérieux. La comparaison et la synthèse de tous ces renseignements amenèrent M. Fourquet à constituer un signalement. Or le parquet de Tournon détenait justement un chemineau accusé vaguement du crime de Benonces et ce chemineau répondait au signalement édifié avec tant d'ingéniosité par M. Fourquet. C'était Vacher.

    On sait le reste. Et ce n'est pas ici le lieu de reprendre le récit des aveux du misérable. Mais on conviendra qu'il est fort heureux qu'un juge ayant du flair et de l'initiative se soit rencontré dans la patrie de Brillat-Savarin. Sans quoi le Tueur de bergers poursuivrait paisiblement sa carrière.

    Certes, ce n'est pas le bon gendarme du Mans qui l'eût interrompue. Ah! l'admirable, le symbolique Pandore qui, monté sur sa bicyclette, poursuivant éperdument l'assassin, le rencontre, l'arrête parce qu'il répond trait pour trait au signalement qu'on lui a donné, et le relâche parce qu'il a des papiers en règle, se contentant de demander — oh ! candeur gendarmesque ! — s'il n'a pas rencontré un malandrin qui ressemblât à son interlocuteur ! Vacher se tordait de rire, dit-on, en racontant cette anecdote au juge. Et, de fait, elle serait bien bonne, si elle n'avait pas eu pour conséquence de permettre au misérable de tuer un peu plus loin quelqu'autre petit berger.

    Le gendarme et sa bicyclette représentent exactement le rôle joué par les défenseurs de la société en toute cette affaire — exception faite, cela va de soi, du très habile M. Fourquet. La longue impunité dont l'assassin a joui lui paraissait tellement extraordinaire à lui-même que Vacher en est arrivé à se croire sous la protection de la Providence. Il ne se trompait pas : cette Providence c'était la magistrature jointe à la police. Quant aux braves gens, on les arrêtait un peu partout au lieu et place de Vacher. N'est-ce pas tout à fait rassurant?

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