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Causerie

Lyon, 22 mars.

Sous le ciel bleu, et dans le rayonnement du clair soleil, quand la nature renaissante épand comme une gaîté sur les choses, la tristesse d'un cortège de deuil paraît encore plus sombre. Cette impression était singulièrement avivée et poignante chez tous ceux qui ont suivi hier le cercueil fleuri de Mme Porteret...

Combien tragique la mort de cette charmante jeune femme qui s'en va ainsi au printemps de l'année et au printemps de sa vie, égorgée dans la chambre nuptiale par la main d'un fou, son mari !

C'était pourtant une famille à laquelle tout souriait dans l'existence, que ce ménage Porteret! Il n'en reste plus aujourd'hui qu'un bébé de quatre mois, — un berceau entre deux cercueils ! Madame Porteret avait de la beauté, de la fortune et de l'esprit.

Le docteur, ancien interne des hôpitaux, s'était déjà conquis un nom et une situation dans la science lyonnaise. Ils s'aimaient. Ils étaient heureux. Mais la Morphine, la hideuse et toute-puissante Morphine, est venue changer cette idylle en drame sanglant. Comme beaucoup de médecins, Léon Porteret était morphinomane. Il subissait l'irrésistible tyrannie de ce poison subtil, dont l'accoutumance détraque les plus robustes organismes, asservit les plus fermes volontés et brise les plus fières intelligences.

Ceux qui ont la Morphine dans le sang sont des possédés. Ils ne vivent que par elle et pour elle—jusqu'à ce qu'ils en meurent. Quelquefois même ils tuent. Certains morphinomanes ont, sous l'influence de l'infernale drogue, des accès de folie meurtrière. C'était le cas du docteur Porteret, que la Morphine avait rendu injustement et atrocement jaloux. Dans le drame de la rue Saint-Joseph, c'est la seringue de Pravaz qui a été l'instrument homicide, encore plus que le revolver dont le mari s'est servi pour l'assassinat et le suicide.

Les drames de la Morphine tendent au surplus à se classer au rang des faits divers quotidiens, tant ils sont nombreux. La morphinomanie va devenir un des fléaux des sociétés modernes, tout comme l'alcoolisme. D'autant plus que les pharmaciens ne manquent pas, qui délivrent ce dangereux médicament avec une coupable complaisance. Que M. Purgon, désireux d'accroître les revenus de son officine, vende à volonté aux malades imaginaires des drogues inoffensives, le mal n'est pas bien grand. Mais il devient empoisonneur public s'il fournit, en dehors de l'intervention du médecin, les narcotiques à la mode comme le chloral, la cocaïne et surtout la Morphine. Je sais bien que les passionnés des paradis artificiels, dont ces drogues ouvrent l'entrée, usent de tous les moyens afin de s'en procurer. Les plus sots deviennent ingénieux, et les plus honnêtes criminels. Je connais des morphinomanes qui se font voleurs par effraction ou qui commettent des faux en fabriquant des ordonnances, pour assouvir leur passion. Mais il ne manque pas non plus de pharmaciens qui se font leurs complices par appât du gain.

Il faudrait que le corps médical et les autorités s'entendissent pour réprimer implacablement ces abus. Les morphinomanes ne sont que des malheureux irresponsables: les industriels qui leur vendent la Morphine sont de méprisables et punissables criminels.

Le calme semble enfin rétabli à la Faculté de médecine. Certains prétendent pourtant que les étudiants n'attendent qu'une occasion pour rouvrir le conflit. Tant de gens, — de droite et de gauche, — sont intéressés à voir se perpétuer une crise nuisible pour les étudiants et les Facultés de l'Etat, qu'il ne faut pas s'étonner de cette rumeur pessimiste. Mais nous avons trop de confiance dans le bon sens et le patriotisme des étudiants, pour croire qu'ils veuillent provoquer une nouvelle série de protestations violentes contre l'Ecole de Santé. Etudiants civils et étudiants militaires sont aujourd'hui compagnons de travail à la Faculté et dans les hôpitaux; ils seront plus tard compagnons de dangers et de dévouement dans les ambulances. Cette considération devrait suffire pour faire régner entre eux une entente fraternelle et une cordiale camaraderie. Quant aux incidents bruyants, et quelquefois très regrettables, de ces derniers jours, je souhaite que le Conseil général des Facultés ne leur donne pas comme sanction des peines disciplinaires trop graves.

Il faut faire la part des entraînements si naturels à la jeunesse. On a la tête chaude à vingt ans et le boucan facile ! Les oeufs pourris et les épithètes injurieuses à l'adresse du professeur «conspué » sont évidemment des actes très répréhensibles, et le bris du mobilier de la République n'est pas non plus une action d'éclat. Mais les étudiants en s'ont-ils bien les auteurs. Il y avait de tout, paraît-il, parmi les assistants du cours de physiologie, le jour du « grand chahut », même des garçons de café. On assure même que celui qui a brisé le plus de carreaux et de becs de gaz est un vieux monsieur, à barbe blanche, qui évidemment a cessé d'être étudiant depuis quelque quarante ans. C'est de ce côté-là qu'il convient de diriger les investigations. Il y a encore des jésuites noirs et des jésuites rouges!

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