Sommaire :

Causerie

J'avais toujours pressenti qu'avec son nom de vaudeville, Chulalongkorn, roi de Siam, devait être une majesté d'esprit ironique et jovial, quelque chose comme un Alphonse Allais ou un Courteline de Bangkock. Diagnostic qui se trouve continué par les actes et paroles de Chulalongkorn pendant son voyage en Europe...

Les comptes rendus nous racontent que le maître du Siam a étonné partout ses interlocuteurs par « l'étendue et la sûreté de ses connaissances ». C'est ainsi que, visitant l'autre jour l'Académie de Woolwich, en Angleterre, et s'entretenant avec deux professeurs de littérature française il leur donna la plus haute idée de son érudition et de son sens critique : J'ai lu Victor Hugo, — dit-il eutre autres choses mémorables, — dans de bonnes traductions anglaises. Il ne m'a pas paru sans talent...

Il y a du Sarcey dans ce Chulalongkorn. Mais il ne s'en tint pas là. Après avoir pris l'engagement de lire Emile Zola, toujours dans une bonne traduction anglaise, le monarque indo-chinois demanda brusquement aux professeurs de l'Académie Royale, qui on rougirent de pudeur sous leurs perruques à marteau : Qu'est-ce que Paul de Kock ? On m'a parlé d'un livre de lui, la Laitière de Montfeirmeil, qui ferait rire un bonze. Est-ce vraiment aussi drôle que ça ?...

Et voilà l'académicien obligé de raconter tout au long, en se voilant la face, l'épisode burlesque du roman où le bon Paul de Kock, gaulois au large rire, nous montre la jolie laitière qui tombe de son âne et montre dans sa chute un tas de choses postérieures.

Que pensez-vous de ce roi exotique qui trouve le moyen de faire dire de telles choses dans le sein de la plus solennelle des Académies ? Feu Salis lui-même n'eût pas trouvé mieux, et l'Extrême- Orient fait la pige à Montmartre. Si Chulalongkorn vient jamais chez nous jusqu'au tréteau de Tabarin, Fursy pourra lui dire entre deux chansons rosses : Majesté, vous êtes un vieux frère Siamois !

Rencontré hier le Directeur d'un théâtre parisien, lui aussi, en villégiature :

Vous voyez là-bas cette jolie petite femme que s'arrachent les princes russes et les banquiers bulgares de la station ? En voilà une qui sait se retourner ! Elle a plus de ressources roublardes qu'une soubrette de Regnard. Elle était ma pensionnaire il y a tantôt deux ans. J'avais, à ce moment-là, dans mon théâtre, un gros succès. Aussi étais-je intraitable sur le chapitre des billets de faveur. Un jour, pourtant, elle m'en arracha deux à force de supplications et presque de larmes : Vous me sauvez la vie ! me dit-elle comme dans les mélos avec un tremblement dans la voix.

Le lendemain, je la vois revenir rayonnante. Savez-vous ce qu'elle avait fait la gaillarde ? Avec les deux billets, elle avait envoyé au théâtre son concierge et sa femme leur promettant de tirer le cordon à leur place. Et, pendant que les naïfs pipelets applaudissaient ma pièce, elle déménageait à la cloche de bois, leur faisant sauter deux termes ! Depuis ce moment-là elle a eu la grande veine. Elle habite aujourd'hui un hôtel, avenue du Bois. Et voilà où l'on arrive avec deux billets de faveur, une frimousse avenante et de bons tours dans son sac...

Je goûtais toute la saveur de cette anecdote, lorsque la jolie fille passa devant nous, escortée d'un rastaquouère d'aspect exotique qui ressemblait vaguement aux portraits de Chulalongkorn plus haut nommé. Le monsieur, sans doute après une taille heureuse, lui mit dans la main un gros paquet de ces précieuses vignettes dont la Banque vient de se voir renouveler le privilège : Tenez, me dit mon Directeur, voilà encore mes billets de faveur qui font des petits !

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour