Causerie.
Ne pas parler de la chaleur serait manquer à tous les égards qu'un chroniqueur zélé doit à l'actualité. C'est d'ailleurs le sujet de toutes les conversations. On ne s'aborde pas sans se dire: Croyez-vous que le thermomètre atteint 35 degrés ? La température du Dahomey !
, ou bien : Je n'ai pas un fil de sec !
, ou encore : Je voudrais pouvoir vivre dans une bêche !
...
Le fait est qu'à l'heure où
Midi, roi des étés, répandu sur la plaineTombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu,il faut un courage surhumain, ou un tempérament de Touareg pour traverser la place Bellecour. Seul, Louis XIV ne souffre point de cette torréfaction. Il est vrai qu'il est en bronze...
Mais les Lyonnais résistent moins bien à la température que le chef-d'oeuvre de Lemot. Ce ne sont dans les rues que figures congestionnées, nez étincelants et fronts emperlés de sueur. On s'éponge, un se traîne, on s'affale. Que de gens « flapis » comme dit Guignol ! Toute une population de cinq cent mille habitants envie le sort des carafes frappées. Et lorsqu'il voit passer dans les rues, s'arrêtant devant les cafés, les voitures spéciales où s'accumulent les blocs de glace de Sylans, c'est avec envie que le piéton éreinté et rôti contemple ces provisions de froid.
Voilà une canicule qui doit plaire aux Aschantis du cours du Midi. Si elle continue, nous n'aurons plus qu'à nous faire nègres. A moins d'avoir recours au moyen employé par l'Aristée de Virgile. Ce prince, au dire du poète, régnait sur l'Arcadie, lorsqu'un été survint, si effroyablement chaud que tout le pays en était désolé. Les habitants s'adressèrent à Aristée le priant de faire cesser le fléau. Celui-ci, qui était un saint homme, fit bâtir un autel à Jupiter, sur lequel il offrit au dieu de l'Olympe d'abondants sacrifices. 0 miracle, une brise bienfaisante ne tarda pas à souffler et rendit la vie aux champs arcadiens.
Qu'ils sont loin ces temps légendaires ! Aujourd'hui Jupiter est déboulonné et l'Olympe est aux mains des Turcs. Impossible donc d'espérer des dieux le frigus opacum, la fraîcheur profonde, dont parle Virgile, et nous devons nous résigner à cuire, on attendant des cieux plus cléments...
C'est apparemment l'été et la chaleur qui sont responsables de la plaisante mésaventure dont vient d'être victime un jeune médecin étranger, le docteur Heller, mésaventure qui s'est terminée par une condamnation devant le Tribunal de la Seine. C'était l'autre dimanche, sur le quai de la gare de Vincennes.
Après une journée de promenade dans les champs en joyeuse compagnie, échauffé par le soleil de juin et peut-être aussi par de copieuses libations, notre homme interpelle le gendarme de service : Gendarme, vous avez une sale gueule !
Hein ? que dites-vous, riposte Pandore ahuri.
Je dis: Gendarme, vous avez une sale g... !
Que je vais vous f... au clou, s'écrie Pandore.
Au clou! allons donc ! moi ! prenez donc un cigare. Je n'ai pas voulu vous froisser...
Que je m'en moque de votre cigare... je vous dresse procès-verbal.
Devant la justice le délinquant fournit des explications ingénues : Je suis étranger, a-t-il dit, je fréquente des ateliers de peintres où j'apprends le français. J'entends mes amis dire à chaque instant :
Oh, là, là, cette sale g...! Viens donc que je fasse ta sale g....
J'en avais conclu que g.... est synonyme de figure et que sale voulait dire joli. J'ai voulu faire un compliment au gendarme !Vous avez fait tout le contraire, a répondu le président. Etudiez mieux la langue avant de vouloir faire l'aimable. Gardez-vous, lorsque vous ferez la cour à une femme, de lui dire :
Oh, la sale g.... que vous avez, Madame !
Il pourrait vous en cuire. Pour l'avoir dit au gendarme de Vincennes je vous condamne à 25 francs d'amende. Que ceci vous serve de leçon de français !
N'est-ce pas là un « tribunal comique » à la façon de ceux qu'imaginait Jules Moinaux ?