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    Causerie.

    Montmartre vient pour la seconde fois de vachalcader aux applaudissements de Paris. La vachalcade devient donc une institution. C'est un carnaval d'été, moderne, symbolique et fantaisiste instauré sur la colline du Moulin-Rouge par les émules et les disciples du feu gentilhomme Rodolphe Salis.

    Lorsqu'en 1884, le regretté gonfalonnier lança dans Paris la célèbre profession de foi digne d'un Sieyès chatnoiresque :

    Qu'est Montmartre? Rien.Que doit-il être ? Tout !
    il ne savait pas si bien dire. Ce jour-là, le fondateur de l'école « iriso-subversive de Chicago » a été vraiment prophète, encore qu'il n'eût certes pas, lui profane, les confidences de l'ange Gabriel comme Mlle Gouedon. Montmartre cerveau du monde, cervelle de Paris! s'exclamait notre Tabarin de cabaret. Et ses rodomontades truculentes sont devenues réalité. Montmartre qui n'était Rien est Tout.

    Mais la redingote grise légendaire du Napoléon de la Butte n'est plus là pour prendre part aux théories et aux cortèges par où s'affirme la suprématie du mont sacré. La Vachalcade déroule le défilé pittoresque de ses chars et Salis n'en commande pas les pompes. Alas poor Yorick ! comme disait Hamlet pleurant son bouffon...

    C'est Willette, le peintre exquis du Chat-Noir, qui en a été l'organisateur. Et ce fut une fête digne de Montmartre, malgré de légers accrocs, sur lesquels les Zoïles du boulevard ont insisté avec une malignité qui ne va pas sans quelque basse envie. On cite des mots épiques prononcés par des acteurs du cortège : Mon costume me gêne, s'écriait Jeanne d'Arc, j'ai le ventre trop gros !... . Qu'on me donne un cheval de l'époque, réclamait un maréchal de France du XVIIIe siècle, ou je renonce à éblouir les foules ! . Et on dit que Hoche, dans sa précipitation, oublia son plumet chez un marchand de vins, tandis que Villars omit tout à fait d'en sortir.

    N'importe. On a admiré, parmi tant d'autres, le char de la Vache enragée, nourrie de poètes miséreux, de peintres émaciés et de sculpteurs faméliques ; la Chimère, une femme séductrice attirant les hommes qui se ruent, tandis qu'un monstre horrifique les dévore au passage ; les Propriétaires en congé avec cette inscription : Je soussigné, Balédecrin, proprio d'une maison sise à Montmartre, reconnais n'avoir rien reçu de M. Paudebal... ; le Diable, dont une multitude de pauvres bougres essaie en vain d'arracher la queue, cette queue indéracinable si obstinément tirée par les siècles passés, de même qu'elle le sera par les siècles futurs ; et enfin, l'apothéose, le Temple du Veau d'or, emblème du seul culte qui reste aux décadences, note mélancolique et sévère, enseignement grave de l'art montmartrois, — qui sait penser sérieusement quand il le faut malgré le joyeux tintement des grelots de sa Folie.

    Tu peux dormir content ô Salis ! Ta devise : Montjoie, Montmartre ! règne encore sur la grande cité...

    Au fait, « peut-être bien qu'il n'est pas mort! » comme disait Mac-Nab dans l'immortelle chanson du Commissaire. Car, avant son décès officiel, Salis avait connu la mort bien qu'étant encore en vie. Un jour, en effet, le Chat-Noir, — pas la taverne, le journal — à court de copie, annonça la mort et narra les funérailles de Salis.

    La cérémonie avait eu lieu dans le cabaret. On lisait sur la porte : Ouvert pour cause de deuil national . La boite d'un violoncelle avait été ornée d'un crâne, que les consommateurs, conduits par un maître des cérémonies, venaient asperger d'eau prétendue bénite. Tout y était : cierge, goupillon, patenôtres d'Emile Goudeau, cantates de Jules Jouy, complainte de Mac-Nab. Puis, Salis en personne était venu remercier,pour ses profondes condoléances, l'assistance plutôt ahurie...

    S'il ressuscitait pourtant, le Messie du Chat-Noir ? S'il revenait une seconde fois ? Quelle apothéose pour la Vachalcade !

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