CAUSERIE
Le monde des coulisses et du demi monde parisien vient d'être vivement ému par une tentative de suicide dont tous les journaux ont parlé comme d'un événement considérable, de nature à faire passer au second plan les dépêches d'Orient ou même les reportages sur M. Le Poittevin et son ami Arton. C'est que les héros de ce petit drame l'ont partie de ce tout Paris dont les cadres élastiques enferment tant de mondes différents et cocasses, mais où la galanterie et le cabotinage occupent les meilleures places.
Il s'agit, en effet, d'un baryton en vogue, M. Lucien Noël et d'une Dame aux Camélias à laquelle l'amour ne semble pas encore avoir refait une virginité, Mlle Clémence de Pibrac. Le premier chante actuellement à la Gaîté le rôle de Pippo de la Mascotte, avec des effets de torse et de voix qui remuent profondément l'éternel féminin dans la salle. Mlle de Pibrac descend-t-elle, comme son nom semble l'indiquer, du magistrat austère qui au dix-septième siècle mit la morale en quatrains ? Si oui, elle fait bien peu de cas des enseignements ancestraux.
Quoiqu'il en soit, fille déchue d'une vieille branche ou fille de joie simplement affublée, d'un nom de guerre, elle s'amouracha du beau baryton. « Je t'aime mieux que mes moutons-on-on » roucoulait celui-ci.. Et leur bonheur fut sans mélange jusqu'au jour ou Mlle de Pibrac partit pour Nice en compagnie de son seigneur et, maître, négociant en vin de Champagne très cossu, dont tous les journaux, ont donné le nom, ce qui doit le laisser sans illusions sur l'étendue de ses malheurs conjugaux. La séparation fut déchirante. Cependant Clémence partit avec courage, Lucien lui ayant juré ses grands dieux de ne parler d'amour à personne, elle absente, sauf en scène, dans ses couplets à Bettina.
Hélas ! l'esprit est fort mais la chair est faible. La Mascotte n'a pas suffi au beau baryton esseulé. Mme Emilienne d'Alençon encore un beau nom doublé d'une belle personne eut avec lui un bout de flirt, et de mauvais bruits arrivèrent jusqu'à Nice, aux oreilles jalouses de Mlle de Pibrac. Sans hésiter, celle-ci saute dans un sleeping, « plaquant » le monsieur sérieux sur la côte d'azur, débarque à la Gaîté, enlève l'infidèle en voiture, l'entraîne dans son hôtel et c'est là qu'eut lieu le déplorable fait-divers.
Bourrelé de remords, affolé par les reproches, désespéré à l'idée que Mlle Clémence de Pibrac allait forfaire impitoyablement à son prénom, Pippo n'hésita pas à se tirer un coup de revolver en pleine poitrine, sans même se dire comme Néron que le monde allait perdre un bien grand artiste...
Mais que l'univers se rassure ! Le Werther des barytons sera conservé à l'amour de tant de mascottes et aux triomphes du grand art. On lui a tout pardonné. On le soigne avec tendresse. Redevenue Clémence, MIle de Pibrac ne croit plus aux injures d'Emilienne, laquelle d'ailleurs se défend d'avoir jamais barytonné. Et des épanchements délicieux s'opèrent dans le sein des reporters, dont le coquet petit hôtel de la dame ne désemplit pas. Et celle-ci ne quitte le chevet du cher malade que pour faire retentir toute la presse des alléluias de son amour reconquis et régénéré dans le sang d'un suicide d'opérette.
Voilà « qui est bien parisien ». Mais que devient le monsieur sérieux, le bon marchand de vins, au milieu de cette idylle publique ? Ah! qui nous dira son état d'âme... Sans doute il est resté à Monte-Carlo. Quelle veine il doit avoir s'il est joueur, quelles séries au trente et quarante, que de numéros pleins à la roulette ! Lui aussi a maintenant une mascotte, mais peut-être pas de la manière qu'il aurait voulu...
On se console de tout d'ailleurs, même de n'être pas élu à l'Académie Française, comme M. Antoine Moratille, ce candidat incohérent au fauteuil de Challemel-Lacour, Père du Peuple, conseiller municipal d'Aubusson, ancien gendarme, etc., etc. Blackboulé avec Emile Zola, M. Moratille cherche comme compensation à entrer à la société des Cent Kilos, où son poids lui crée des titres incontestables et où il espère, écrit-il, « n'avoir pas de conqurant(sic) aussi sérieux qu'à l'Institut »
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J'aime cette orthographe pour un candidat à l'Académie. C'est évidemment celle d'un réformateur. M. Moratille est de la force de M. Lalou dont on connaît ce mot immortel, sinon digne d'un Immortel : Je voudrais une grammaire française, dit-il à un libraire.
De quel auteur, fit le marchand.
Oh ! l'hauteur ou la largeur ça m'est égal, pourvu qu'elle tienne dans la poche !