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    Causerie

    Je ne crois pas que, même au temps d'Aristote, le chapitre des chapeaux, à la ville ou au théâtre ait jamais été comme aujourd'hui l'objet de copieuses dissertations. Il est devenu d'actualité courante. Même les critiques les plus graves, l'oncle Sarcey, grand prieur du bon sens, son émule Jules Lemaître, archimandrite de l'ironie, ne dédaignent peint de traiter abondamment celte admirable matière à mettre en bonne copie.

    Et voici que les interviews des directeurs de théâtre viennent renouveler le débat et alimenter la conversation.. M. Porel est suppressionniste du chapeau des femmes au spectacle, mais avec réserves. Il voudrait d'abord que, comme en Angleterre, des vestiaires spéciaux fussent aménagés pour recevoir les vastes cathédrales de plumes et de fleurs qu'arborent nos élégantes contemporaines. Car, a joute-t-il avec raison, il ne peut guère les obliger à mettre dans leur poche ces chefs-d'oeuvre encombrants mais coûteux...

    Quant à Coquelin, il est plus affirmatif. C'est horrible et odieux, que ces dames puissent jouer de la sorte le rôle d'écrans a falbalas. Et il demande à la presse de persuader aux femmes d'avoir un tout petit chapeau, spécial pour le théâtre. Mais la presse, même avec toute sa force de quatrième pouvoir, aura-t-elle jamais cette autorité sur la mode ?

    Pour Sarah Bernhardt, son indignation contre le grand chapeau est tout à fait débordante, Que les femmes mettent ce qu'elles voudront dit-elle, une mantille, une fleur dans les cheveux, ce qui d'ailleurs les rend mille fois plus jolies... Mais qu'on nous débarrasse de ce scandale.

    Cette triple alliance de la Renaissance, de la Porte-Saint-Martin et du Vaudeville est évidemment un argument de poids dans la discussion. Il est malheureusement trop vrai que les édifices chapoautesques des spectatrices sont insupportables, si délicieux qu'ils soient, pour les gens placés derrière. L'autre jour, aux Maîtres Chanteurs, j'ai eu cette mauvaise fortune. De temps à autre, j'apercevais la tête de Cossira, qui est de belle prestance ; mais quant à Delvoye, Beckmesser de petite taille et de grande voix, il était impossible de le découvrir sans un torticolis.

    Cependant, il serait excessif d'arrêter la suppression radicale sans prendre au préalable les mesures indiquées par M. Porel. Les femmes s'insurgeraient, et avec raison, si leurs couvre-chefs, simplement accrochés dans les vestiaires encombrés d'aujourd'hui, leur étaient rendus aplatis et déformés. Elles aimeraient mieux faire grève que se soumettre à ce décret barbare. Et alors nous y perdrions trop...

    Il faudrait donc des aménagements spéciaux. Or, tous les théâtres ne les comportent pas. A Lyon, par exemple, les difficultés seraient grandes. Aux Célestins, plus spacieux et de construction moderne, peut-être pourrait-on y pourvoir. Mais au Grand- Théâtre, sans dégagements et si étroit de couloirs, les précieux chapeaux de ces dames ne trouveront jamais un domicile sûr.

    L'autre jour, deux Anglaises — elles ne m'ont rien dit, mais leur nationalité s'étalait dans leur aspect — ont résolu bien simplement devant moi cette cruelle énigme des chapeaux. Vous les voyez d'ici en complet de voyage à petits carreaux, un chapeau d'homme en feutre mou campé à la bonne franquette sur leur figure anguleuse. L'une et l'autre ont mis simplement sous le bras cette coiffure rudimentaire.

    Mais allez donc demander à nos Françaises, si coquettes et si joliment attifées, d'en faire autant ! Jamais on n'obtiendra d'elles pareille concession à la commodité mais en même temps à l'inélégance.

    Alors quoi ! Faut-il nous résigner à entendre les acteurs mais à ne pas les voir ? Rien à faire, hélas ! qu'à attendre un retour de modes favorable aux petits chapeaux. Et puisque tout le monde et Sarah Bernhardt, et Coquelin, et l'époux de Madame Réjane sollicitent dans ce sens une campagne de presse, prions respectueusement les femmes de prêter une oreille complaisante aux doléances du public. Qu'elles daignent écouter notre supplique — non pour les villageois, qu'on n'empêche plus de danser comme au temps de Paul-Louis Courier — mais pour les spectateurs auxquels les gainsboroughs empêchent de voir la scène !

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