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    Alexandre Dumas

    Je laisse à d'autres le soin de parler de l'homme, bien que je l'aie un peu connu et beaucoup aimé ; bien que sa mort ait été pour moi, comme pour tous ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son intimité, un coup très douloureux. Mais les fonctions que j'occupe au journal me font un devoir de m'occuper plutôt de l'oeuvre du maître, d'en caractériser les traits essentiels, d'en mesurer la portée et de marquer la grande place que l'avenir lui réserve dans l'histoire de notre théâtre.

    Le premier mérite de Dumas, sa première gloire, c'est d'avoir ouvert à l'art dramatique une voie nouvelle où tout le monde, public, directeurs et auteurs, l'a suivi; c'est d'avoir fait une révolution.

    Cette révolution, il l'a faite sans s'en douter, sans bruit de programme, de préface et de manifeste. Il était âgé de vingt-cinq ans ; il avait aimé ; il avait souffert ; il avait pleuré. Sans se mettre en peine des conventions dramatiques dont le théâtre était soutenu et ligotté, il avait écrit cette histoire d'amour, la contant telle qu'il l'avait vue, avec tous les détails de vie ordinaire dont elle avait été accompagnée, qu'il avait notés au passage et qu'il avait recueillis ; ne soupçonnant rien de son audace à les jeter ainsi tout crus sur la scène; bousculant avec l'innocente hardiesse de l'inexpérience toutes les habitudes du vieux théâtre, qui tressaillit d'horreur quand le jeune homme, héritier pourtant d'un grand nom, lui apporta la Dame aux camélias.

    Quelle peine il eut à la faire jouer, quels assauts il eut à subir et des routiers très déroutés de l'art dramatique et de la censure, qui frémissait de voir surgir au théâtre une vraie courtisane, je ne le redirai point; aucune histoire n'est plus connue. Le public, lui, n'eut pas un moment d'hésitation. C'était cela, c'était bien cela qu'il voulait. Un drame de passion, sans doute, un drame où Margot pût pleurer toutes les larmes de son corps, mais aussi le détail de la vie, mais la vérité, plus de vérité tout au moins dans la mise en scène, dans le dialogue. Dumas, d'un seul coup qui fut un coup de maître, avait rejeté dans l'ombre tout un répertoire, qui allait s'y enfoncer de plus en plus.

    Je me rappelle encore notre éblouissement, notre émotion, notre joie à ces premières représentations. L'effet en fut si prodigieux qu'à quarante-trois ans de distance je revois encore Fechter jetant ses billets de mille, et j'entends encore la voix de Mme Doche. Il va sans dire qu'à cette époque-là on ne pressentait pas les conséquences de cette révolution. On ne voyait dans la Dame aux camélias qu'une pièce très touchante, d'un goût assez nouveau. Personne, au moins que je sache, ne s'était dit : C'est une nouvelle ère qui s'ouvre. Ceux qui en 1789 virent prendre la Bastille n'eurent aucune idée que cet événement deviendrait la plus grande date de notre histoire. On ne sait ces choses-là qu'après.

    Diane de Lys, qui vint ensuite, n'excita de curiosité que parce qu'on y suivait le progrès de ce jeune et aventureux esprit; c'est le Demi-Monde qui parut à tous comme une nouvelle et décisive étape dans la voie inaugurée par l'auteur de la Dame aux camélias.

    On s'en rendit très bien compte. Savez-vous un des mots qui étonnèrent le plus et charmèrent le mieux notre génération dans cette pièce ? Les hommes qui n'ont que trente ans aujourd'hui ne s'en douteraient guère. Le premier acte, si vous vous le rappelez, finit par ce bout de dialogue. Les deux amis, Hippolyte et Olivier de Jalin viennent de causer des manèges de la baronne d'Ange, et, quand ils ont fini : As-tu faim ? dit Olivier à Hippolyte. Oh ! oui, répond Hippolyte. Eh bien, allons dîner !

    Cette façon de terminer un acte semble toute naturelle à cette heure ; c'était une révolution ; c'était la prise de possession du théâtre par la réalité ; c'était Roland, entrant au conseil du roi sans boucle à ses souliers.

    Il va sans dire qu'il y a bien d'autres mérites dans ce chef-d'oeuvre de la première manière de Dumas. Mais j e ne veux marquer ici que la qualité qu'il a eue d'être un novateur, d'avoir changé toute l'orientation de notre système dramatique. C'est, et ce sera dans l'avenir son grand titre de gloire ; il est le père du théâtre contemporain. Tous les auteurs qui l'ont suivi, même Augier, même Sardou, ont subi, peut-être à leur insu, son influence. Sardou croit relever plutôt de Beaumarchais, de Scribe et de lui-même ; et il y a du vrai dans cette opinion. Mais, qu'il le sache ou non, Dumas a passé par là. Eût-il écrit le premier acte de Fedora, si émouvant, si pathétique par l'accumulation silencieuse des détails pittoresques et vrais, si Dumas n'eût, en donnant l'exemple, inoculé ce goût au public? Est-ce que le Père prodigue ne procède pas de la même façon ? Rappelez-vous ce domestique, gris dès le matin, mais correct, qui, chassé par son maître André de la Rivonnière, lui dit : Monsieur me regrettera. Ce domestique vous dirait à lui seul le désordre de cette maison livrée au pillage. Mais que d'autres circonstances, toutes de vie quotidienne, toutes vraies, toutes probantes ramassées et mises en lumière par l'auteur !

    C'était une révolution, vous dis-je, une révolution qui n'a pas encore achevé son cours. Ce n'est pas la seule qu'il ait lancée au théâtre. Le jour où il s'est aperçu que la comédie en cinq aptes avec longs développements et tirades ne s'accommodait plus avec notre capacité d'attention ni avec l'heure tardive de notre dîner, il a retrouvé, en la renouvelant, la forme rapide dont son père avait donné dans Antony le plus merveilleux modèle : le Supplice d'une femme, la Princesse Georges, Francillon, Denise sont plus ou moins taillés sur ce patron. L'art de l'écrivain consiste à choisir une demi-douzaine de petits faits ou de menus détails qui éclairent d'un jet de lumière la situation vers laquelle il court ou plutôt se précipite, et de conclure le plus vite possible après l'avoir traitée avec toute la force et tout le pathétique qu'elle comporte. La Princesse Georges, si le dénouement n'était pas postiche, serait un chef-d'oeuvre de ce genre ; et de même le Supplice d'une femme, dont le troisième acte malheureusement, lui non plus, ne satisfait pas complètement l'esprit.

    On a beaucoup parlé de Dumas moraliste, et il est vrai qu'il se piquait de l'être. Mais, de même que Victor Hugo n'arrivait à l'idée que par l'image, Dumas — pardon si je blasphème — était guidé par le sujet de sa pièce vers l'article de la loi morale qu'il prétendait imposer. C'est que l'un était avant tout poète : il voyait des reliefs, des contours, des couleurs qui lui suggéraient une idée philosophique ou littéraire, pen importe ; l'autre concevait un beau sujet de drame à traiter, et de ce sujet une fois choisi et en train se levait le précepte moral.

    Il criait un jour au mari de la femme adultère : Tue-la, c'est la guenon du pays de Nod ; il lui disait le lendemain : Pardonne-lui, c'est ta faute encore plus que la sienne.

    Et il était sincère dans l'une et l'autre de ses conclusions. C'est, encore un coup, que Dumas n'était point un philosophe, mais un cerveau dramatique. Tout pour et par le théâtre.

    Philosophe, oh ! non, il ne l'était pas. Lisez ses préfaces ; admirables de mouvement, — car le mouvement est une qualité dramatique — mais combien peu logiques ! C'est un fouillis étincelant de remarques curieuses et originales, traduites dans un style d'une incomparable vivacité ; mais, quand on a tourné la dernière page, j e défie bien qu'on résume l'idée générale que l'auteur a prétendu enfoncer dans les esprits.

    Peu philosophe, mais observateur profond. Personne n'a mieux connu les femmes que lui. Les a-t-il beaucoup aimées? Je ne sais. Mais il se plaisait à les conseiller, à les diriger. Remarquez que tous ses héros, depuis l'Olivier de Jalin du Demi-Monde, jusqu'au des Ryons de l'Ami des femmes, sont des hommes qui se gardent de l'amour des femmes, qui s'y croient supérieurs, mais qui prennent un plaisir singulier à se mêler de leurs petites affaires, à tracasser avec elles dans leurs intrigues, à écouter leurs papotages avec indulgence, à leur donner enfin tantôt d'une façon discrète, tantôt avec une certaine brutalité de langage, des avis sur leur conduite.

    Il était né directeur de conscience. Il avait, comme les grands directeurs de conscience du dix-septième siècle, le goût de les dominer, et on ne les domine qu'en ne se livrant point. On a remarqué que dans telle de ses pièces, l'Etrangère, par exemple, où il n'est question que d'amour, tous les personnages étaient chastes, plus ou moins volontairement.

    Cette Etrangère me ramène à mon point de départ.

    Là encore Dumas fils renouvelait un genre. L'Etrangère n'est pas autre chose qu'un mélodrame, avec les éléments du vieux mélodrame : la femme fatale, le duc canaille, le Yankee sauveur; mais comme à ces ingrédients connus Dumas a su ajouter une sauce nouvelle qui les déguise, qui leur donne un ragoût extraordinaire de nouveauté !

    Nous avions cru que Dumas, une fois engagé dans cette voie qu'il venait d'ouvrir, y pousserait plus avant. Il est probable que le mauvais succès de la Princesse de Bagdad, qui n'est pas, en effet, d'une heureuse inspiration, l'a arrêté et dégoûté. C'est dommage !

    Mais d'autres viendront, sans doute, qui suivront ces indications et trouveront le succès.

    Car Dumas, et c'est par là que je termine comme j'ai commencé, Dumas aura cette gloire d'avoir été un inventeur de nouveaux moules : dans ceux qui sont sortis de ses mains, il a versé nombre de pièces, dont quelques-unes me paraissent être.des chefsd'oeuvre. Je ne me hasarderai point à dire celles que la postérité gardera. Mais enfin la plupart sont encore jeunes, quoiqu'elles comptent déjà cinquante ans d'âge. On peut en inférer qu'elles traverseront un ou deux siècles et, peut-être, davantage.

    Le nom de Dumas surnagera lui immortel, associé à celui de ce glorieux père qu'il a tant aimé et qu'il est allé rejoindre.

    (Le Temps)

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