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    Causerie.

    Les bossus sont gens populaires. Ils passent pour avoir de l'esprit comme des singes et pour aimer à rire. On dit aussi que le contact de leur dos porte la veine. Bien qu'étant tout le contraire de la Vénus de Milo ou de l'Apollon du Belvédère, les formes physiques de Polichinelle font de lui un type triomphant et sympathique.

    Les bossus hommes célèbres se comptent par douzaines, Esope, d'abord, le La Fontaine antique ; Pope, le poète anglais ; le maréchal de Luxembourg et son rival le prince d'Orange ; Scarron et d'autres dont le nom m'échappe. On pourrait faire aussi tout un volume curieux sur le bossu dans la littérature et dans les arts. Quasimodo et Triboulet sont immortels, et Lagardère n'est-il pas le plus applaudi des héros de mélodrame ?

    Voilà donc bien des raisons pour que les bossus puissent s'enorgueillir de leurs bosses. Cependant ils en souffrent plus encore. Leur misère physique est sans doute parfois comique, mais elle est plus suivent lamentable. La raillerie bouffonne dont ils essaient de parer leur difformité sonne faux et fait mal. Toute leur vie ils se sentent fatalement voués à la risée publique. Malgré sa gaité apparente, Polichinelle est au fond le plus malheureux des hommes... Et lorsque vous rencontrez dans la rue une mère promenant son enfant contrefait, éternel condamné de la difformité, n'est-ce pas une grande pitié ?

    Tout ce préambule sur les bossus a peut-être étonné le lecteur. Il est pourtant d'actualité. Car désormais il n'y aura plus de bossus. La science qui ne fait pas toujours banqueroute, comme le prétend le doctoral fumiste Brunetière, vient de découvrir le moyen de reviser leur constitution — plus imparfaite certes que celle de 1875.

    C'est le médecin en chef de l'hôpital Rothschild à Berk-sur-Mer, M. le docteur Calot, qui a communiqué tout récemment à l'Académie de médecine cette extraordinaire conquête du progrès contre le mal. Dans le sanatorium qu'il dirige, M. Calot soigne les enfants rachitiques. Beaucoup de ces pauvres petits êtres sont bossus. Il a étudié longuement les moyens de corriger leur navrante infirmité due à une déviation de la colonne vertébrale, et ses recherches ont abouti à des manoeuvres chirurgicales de redressement couronnées du plus entier succès.

    L'enfant est endormi au chloroforme et soutenu par quatre aides aux pieds et à la tête, tandis que l'opérateur donne une poussée vigoureuse sur la bosse jusqu'à ce que les vertèbres saillantes soient rentrées au niveau de leurs voisines. Une à deux minutes suffisent pour que la complète correction soit obtenue. Après quoi le patient est placé dans un appareil plâtré qui maintient dans sa position la colonne jusqu'à ce que les vertèbres soient consolidées. Au bout de trois mois le bandage est remplacé par un corset. Plus de dos ronds ! A partir du dixième mois l'enfant peut encore, s'il a mauvais caractère, chercher plaie ou bosse : il ne reste plus aucune trace de celle qu'il avait dans le dos...

    Sur trente-sept opérations tentées par le docteur Calot, toutes ont pleinement réussi. A vrai dire, il ne s'agit que des enfants dont la gibbosité est en formation, et le système osseux relativement flexible. L'expérience ne s'est pas faite encore sur les adultes. Mais n'est-ce pas admirable de garantir que désormais chez les tout petits on peut empêcher les bosses de se former? Les générations futures ne connaîtront plus les bossus...

    Grâce au docteur Calot, une des plus odieuses misères physiques dont l'homme puisse être affligé aura donc été abolie. Car rien de plus sûr ni de plus pratique que cette découverte qui fait tout simplement de son auteur un des bienfaiteurs de l'humanité.

    Son nom sera béni par toutes les mères. Et de fait, ce savant modeste aura plus fait pour ses semblables que les grands hommes de proie qui étonnèrent le monde, comme Alexandre, César ou Napoléon Ier. Triompher des maux qui de tout temps affligèrent le genre humain, n'est-ce pas la vraie gloire, plutôt que reculer, par le fer et le sang, les frontières de peuples qui sont morts ou mourront ?

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