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Causerie.

Jour de l'An, jour d'etrennes, jour de corvées officielles, d'hypocrisies obligatoires, de joies familiales et de souhaits amicaux. Il y a de tout et d'étranges contraires eu cette journée qu'un auteur dramatique devrait étudier au point de vue des moeurs de notre temps. Que de scènes de théâtre contenues dans les mille et une comédies vécues du jour de l'An !

S'il était possible de souder les reins et les coeurs, de se glisser, comme le Diable Boiteux, sur les toits et dans les cheminées des maisons pour savoir ce que font et disent réellement les contemporains, le lendemain du trente et un décembre, lorsqu'ils s'acquittent des devoirs traditionnels de cette époque de l'année, rien ne serait plus piquant que de mettre en regard la façade apparente et le fond vrai, ce qu'on écrit et ce qu'on-pense.

Entre ce qu'on souhaite tout haut, et ce qu'on souhaite tout bas, il y a souvent des diférences affligeantes pour la moralité du temps présent. Tartuffe s'en accommode volontiers et en tire profit. Mais les braves gens en sont souvent les dupes. Et c'est pourquoi je conçois que cette époque de l'année ne soit pas aimée par tout le monde.

A côté de cet argument tiré des moeurs, il en est un autre qui s'appuie sur tous les menus désagréments dus à ce vieux raseur de Janvier. Un gai et charmant vaudevilliste, mort depuis tragiquement, le pauvre Raoul Toché, les a résumés en un dialogue rimé où le père Janvier est traité de la belle façon par un monsieur désabusé :

Maudit sois-tu, vilain bonhomme Qui viens dans ton paletot blanc Nous extorquer ta forte somme Sous prétexte de Jour de l'An ! Pour te complaire, face blême, De peur de t'affliger, vieil ours, Il faut donner, donner quand même, Donner encor, donner toujours ! Donner à l'un, donner à l'autre, A tous, sans compter l'imprévu... A ma femme comme à la vôtre ; A Z... que je n'ai jamais vu ; A Madame Z..., que je déteste ; A sa fille qui me deplait !... Et c'est en vain que je proteste, Je suis devenu vache à lait. Je passe des instants critiques Au milieu de mille douleurs, A dévaliser les boutiques, A faire des moissons de fleurs. Je porte des paquets énormes Et j'enfouis, destin ail'reur, Dans des boites de toutes formes D'infâmes bonbons liquoreux... Vilain bonhomme, horrible ancêtre, De givre et de glaçons vêtu, Qui vient frapper à ma fenêtre, Maudit sois-tu ! maudit sois-tu !

A ces lamentations, le père Janvier répond allègrement :

Maudissez-moi ! D'une voix forteAppelez-moi : « Traître, maudit,Scélérat, voleur ! » Que m'importe !Ce n'est pas ça qui m'étourdit,Ni pour si peu que je m'affole....Contre vos cris je me défendsMoi qui suis, — et ça me console —Béni par les petits enfants !...

C'est là, en effet, la seule excuse du bonhomme Janvier. Le Jour de l'An, si insupportable pour les grandes personnes, est une vraie fête pour les tout petits. Eux, au moins, ne sont pas hypocrites. Leurs voeux et leurs baisers n'ont pas de contrepartie intérieure qui les annule. Ce sera pour plus tard, — lorsqu'ils seront eux - mêmes donneurs d'etrennes...

Ainsi donc, quand vous lirez ces lignes, l'année 1896 sera allée rejoindre dans la tombe ses innombrables ainées. Assez laide personne, à tout prendre, que cette Madame Mil-huit-cent-quatre-vingt-seize. Elle a duré douze mois, comme les autres, mais qu'en reste-t-il, même à l'état de souvenir, maintenant qu'ils sont passés ?

Au vrai, l'impression la plus nette qu'on on ait c'est qu'on est plus vieux d'un an. Constatation toujours fâcheuse, car on ne vit qu'une fois et pas très longtemps. La moyenne de la vie humaine est en effet d'environ trente huit ans. Et quand on voisine aux alentours de ce chiffre fatal, et à plus forte raison quand on l'a dépassé, c'est toujours avec une certaine mélancolie, qu'on enregistre la fin de la période de trois cent soixante-cinq jours employée par la terre pour faire autour du soleil sa révolution accoutumée.

C'est pourquoi je vous souhaite, et cela du meilleur coeur je vous assure, de célébrer vous-même et plusieurs fois votre centenaire.

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