Causerie.
Avec Idylle tragique, de Paul Bourget, qui vient de passer cette semaine au Gymnase, et que nous verrons peut-être aux Célestins, l'autre grande première de l'année sera Spiritisme, de Sardou. Les mauvaises langues disent que cet habile entre les habiles a peut-être bien vu dans le spiritisme une bonne veine d'actualité à exploiter. Et il n'est pas homme à négliger de satisfaire les goûts de son temps, s'il croit y discerner les éléments d'un succès.
Il est hors de doute que le merveilleux, l'au delà, le lendemain de la mort, sont des sujets qui passionnent les contemporains avec une violence contagieuse. Hier, on était à l'incrédulité voltairienne, au positivisme rassis. Aujourd'hui, au contraire, fleurit un renouveau de mysticisme et la soif d'infini dont beaucoup sont dévorés conduit parfois ceux qui en souffrent à s'abreuver à des sources douteuses. L'humanité est ainsi balancée périodiquemententre le scepticisme et la crédulité. Alternativement, elle passe de l'un à l'autre, et ce chassé-croisé contradictoire ne semble pas une bonne méthode pour dégager le mot de l'éternelle énigme.
Pour l'instant le spiritisme est à la mode. Dans tous les mondes, en Amérique comme en Europe, on s'y rue avec avidité. Epidémie de charlatanisme et de superstition analogue aux épidémies de sorcellerie du moyen âge, disent les uns. Retour significatif de l'âme humaine à ses plus fières préoccupations, disent les autres, et quelques- uns ajoutent : évolution naturelle et fatale des sciences psychiques vers le but suprême dont elles ne sauraient plus désormais se détacher, maintenant que, grâce aux nouveaux procédés d'investigation, l'inconnaissable d'hier n'est plus que l'inconnu d'aujourd'hui et sera la découverte de demain.
Quoi qu'il en soit, il y a là un état des moeurs qu'un auteur dramatique peut analyser et mettre à la scène. Mais comment M. Sardou va-t-il le traduire en action? Le comique et le dramatique lui étant également familiers, auquel des deux modes a-t-il eu recours? Est-ce par le côté ridicule qu'il veut s'en prendre au spiritisme, où les gogos et les exploiteurs abondent en effet non moins que les anecdotes burlesques et les traits de comédie bouffe...
Il est certain que ce monde des mages, des médiums et de leurs fidèles compte de nombreux farceurs spéculant sur les jobards, plus jobards encore que de coutume quand on les emporte au pays des chimères. En veut-on deux exemples, l'un d'hier, l'autre d'aujourd'hui ? On n'a pas oublié Home, le fameux médium qui eut si grande vogue sous l'Empire. Home opérait jusque dans le palais impérial sous les yeux charmés de l'Impératrice. Dans l'obscurité, grâce au petit jeu des tables tournantes, ses augustes adeptes ne tardaient pas à percevoir des matérialisations d'esprits dont on pouvait même toucher la main. Un jour, il persuada à l'Impératrice qu'elle tenait sous la table la main de la duchesse d'Albe. Mais un aide de camp méfiant éventa le truc. Ou fit brusquement la lumière et on découvrit que Sa Majesté étreignait avec ardeur le pied nu du médium. Il paraît que Napoléon III la trouva mauvaise.
Le Courrier des Etats-Unis racontait l'autre jour une histoire du même genre. Chicago possède en ce moment un médium de haute marque qui fait apparaître à volonté l'esprit d'une jeune fille aux centaines de croyants que réunit chacune de ses réunions. Or, dans une de ces récentes petites fêtes, quelques incrédules firent tout à coup irruption sur la scène, arrachèrent la longue robe blanche dont s'enveloppait l'esprit virginal et le médium lui-même apparut alors in naturalibus au grand scandale des spectatrices ingénues.
Et ces dialogues des morts, où par le truchement des tables tournantes, de bons bourgeois de notre temps s'entretiennent familièrement avec l'âme errante de César, Napoléon Ier ou Victor Hugo, lesquels d'ailleurs expriment le plus souvent en un langage de concierge, des idées mirlitonesques ! Il y a là d'admirables échantillons de la bêtise humaine dont l'auteur de Divorçons pourrait tirer de longs éclats de rire.
Mais il existe aussi un spiritisme tout autre. De vrais, de grands savants se sont insurgés contre les bornes étroites apportées aux investigations humaines par des mandarins officiels, qui posent comme un dogme l'asservissement de la science à la matière. L'existence d'un monde immatériel, ou plutôt non perceptible pour nos sens, est aujourd'hui prouvée par les découvertes de Crookes, Luys, de Rochas, Baraduc et tant d'autres dont les noms font autorité. Crookes détermine un quatrième état de la matière, impalpable et invisible, et ouvre les voies aux rayons X de Roentgen. Luys et de Rochas, par leurs curieuses recherches sur l'hypnotisme, démontrent que notre corps de chair a un « double » fluidique qui rayonne, se projette et parfois se détache du premier. Baraduc photographie chez l'animal les mouvements de ce double, que nous appellerons l'âme pour la commodité du discours, et il obtient même des épreuves au moment de la mort. A côté du spiritisme grossier et gobeur, il y a donc une véritable science spiritualiste, encore embryonnaire, mais qui jette déjà dans l'océan de la métaphysique de fulgurants coups de sonde, qui chaque jour l'éclaircra davantage, et dont le domaine aujourd'hui vertigineux et surhumain sera bientôt accessible à l'effort normal et mesuré de la connaissance.
Si c'est le corps-à-corps de l'homme contre les difficultés de ce redoutable mais noble problème, dont M. Sardou a entrepris l'étude sérieuse sous la forme dramatique, jamais son talent n'aura couru plus beau hasard. Ce serait une tentative digne d'un Goethe.
On dit bien que l'écrivain de la Haine et de Patrie envisage le sujet sous cet aspect grave. Il faut donc lui souhaiter d'y réussir. Quelles étrènes l'an nouveau apporterait à l'Art français si le Spiritisme de Sardou, réellement conforme à ce programme d'humanité supérieure, en traduisait victorieusement la haute philosophie !





