Sommaire :

    Causerie.

    Ou a beaucoup parlé, dans la presse, d'un arrêté que vient de prendre le maire de Cherbourg pour interdire le sifflet au théâtre municipal. Les uns ont approuvé et les autres blâmé l'ukase cherbourgeois. Il est certain que la question peut être diversement appréciée, et nous en savons quelque chose, nous autres Lyonnais, car nous fûmes en notre temps et à l'occasion d'enragés siffleurs...

    Le sifflet est d'ailleurs une institution antique dont l'histoire se perd dans la nuit des temps. Il y a des siècles que les spectateurs emploient ce moyen strident de manifester leur opinion au théâtre. Et Boileau, le solennel et classique Boileau, l'a consacré dans son Art poétique :

    Le théâtre fertile en censeurs pointilleux,Chez nous pour se produire est un champ périlleux.Un auteur n'y fait pas de faciles conquêtes.Il trouve à le sifller des bouches toutes prêtes,Chacun peut le traiter de fat et d'ignorant,C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant.

    Ce droit, on l'exerçait avec furie de son temps, et même avec abus, ainsi qu'on témoignent les odieuses cabales contre la Phèdre de Racine. Il y eut de tels scandales que les ordonnances de police durent intervenir à plusieurs reprises pour empêcher siffleurs et applaudisseurs d'en venir aux mains. Le parterre devenait, grâce au sifflet, nn véritable champ de bataille, même à propos de la musique, qui cependant passe pour adoucir les moeurs.

    Depuis l'ordonnance de 1670, qui pour la première fois prohiba le sifflet, il fut tour à tour permis et proscrit suivant les hasards plus ou moins tumultueux des luttes littéraires ou politiques. Il semble cependant en pleine décadence aujourd'hui. Contrairement à l'opinion de nos pères, qui le considéraient non seulement comme un droit acquis et payé, mais aussi comme un stimulant indispensable à l'acteur, on a, de notre temps, une tendance croissante à voir en lui un instrument barbare et brutal, incompatible avec nos moeurs modernes. A Paris, il faut que la politique ait envahi le théâtre pour que le spectateur songe à se servir du sifflet. On le remplace par l'indifférence, le rire ou les mouvements ironiques ; on « emboîte » la pièce ou les acteurs, — mais ou ne siffle plus.

    En province il va aussi â la désuétude, mais plus lentement. Le public est plus soucieux qu'à Paris de ses privilèges au théâtre. Peut-être aussi est-il plus sévère vis-à-vis du monde de la scène. Cependant, si nous sifflons encore quelquefois, ce n'est plus comme jadis. Vous souvenez- vous des débuts au Grand-Théâtre de Lyon, il y a quelques années ? Quelles bordées de sifflets contre le ténor qui ratait son ut de poitrine, contre la falcon médiocre en son grand air, contre la basse noble qui aspirait à descendre mais sans y parvenir conformément aux traditions ! Aujourd'hui on est au calme. Les habitudes se sont modifiées, grâce peut-être à un arrêté municipal analogue à celui de Cherbourg. Les sifflets sont rares et timides. Il n'y a plus guère que des chuts discrets ou des murmures vagues. Et même le parterre, autrefois si exubérant, se contente parfois d'exprimer son mécontentement par ce silence des peuples qui est aussi la leçon des cabotins. Mais on a perdu en enthousiasme ce qu'on a gagné en dignité. Si le public ne s'indigne plus avec fracas, il est devenu, par contre, plus froid et presque somnolent. Il est fort bien élevé et confit de bon ton ; mais où sont les salles du passé, si chaleureuses, si vibrantes, si emballées pour ou contre ?

    A ce point de vue, et dans l'intérêt même de la vie théâtrale, il faut peut-être accorder quelques regrets au sifflet. A vrai dire, dans les petits théâtres provinciaux, il garde encore droit de cité et il y est nécessaire pour protester contre le sans-gène parfois excessif des directeurs. On n'a pas oublié l'aventure suivante qui fit le tour des journaux il y a quelques années. On jouait, je ne sais plus où, un drame dont le héros était aveugle et l'acteur chargé du personnage se trouva indisposé au lever du rideau. Il fallut le remplacer au pied levé. Mais comme personne ne savait le rôle, l'imprésario n'hésita pas à donner au public le spectacle stupéfiant d'un aveugle lisant un livre en scène.

    Le sifflet n'est-il pas légitime contre de telles fumisteries ? Et puis, si les arrêtés municipaux interdisent le sifflet au théâtre, pourquoi ne prohibent-ils point la claque ? A défaut d'autres raisons, ceci expliquerait le maintien de cela.

    droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

    Retour