Sommaire :

Causerie.

Le délicieux métier que celui de député ! On touche neuf mille francs pour déposer de temps à autre, dans une boîte que vous apportent de beaux huissiers à chaîne d'argent, des bulletins blancs ou bleus. On a un palais superbe avec salle de théâtre, bibliothèque et buvette gratuite, entretenue aux frais de la nation ; les ministres, les préfets et les maires sont à vos pieds, tandis que les fanfares et les orphéons retentissent en voire honneur; les compagnies de chemins de fer vous offrent à l'envi, et « à l'oeil », des compartiments capitonnés; on est une manière de petit souverain temporaire dans un pays qui n'a plus ni dieux ni rois traditionnels; et eniin, privilège suprême, le rôle de cette profession non pareille consiste à faire des lois applicables à tous, sauf à ceux qui les font...

Voyez, par exemple, ce qui vient d'arriver à M. Chauvin — hier perruquier et aujourd'hui législateur. Ce tout-puissant personnage a flanqué des coups de canne à un citoyen de Carmaux auquel, par surcroît, il s'est permis d'arracher tout un favori. En même temps, il insultait plusieurs gendarmes. Un pareil délit n'eût pas été commis par un Français du commun comme vous ou moi, sans encourir les justes rigueurs de la justice.

M. Chauvin, comme les grands seigneurs de jadis, est au-dessus des lois. On l'a arrêté à vrai dire, mais sans le connaître. Aussitôt que son titre auguste a été nettement confirmé, ses confrères de Paris — pas les coiffeurs, les députés — ont exigé et obtenu sa mise en liberté immédiate malgré le flagrant délit, malgré le Carmausien battu, et défiguré, malgré les gendarmes honnis. Bien mieux, on lui a fait des excuses solennelles, puisqu'une majorité s'est rencontrée à la Chambre pour approuver ceux qui ont soutenu à la tribune que l'arrestation de M. Chauvin était une insulte à la représentation nationale, c'est-à-dire à tous les Français...

J'ai beau m'interroger, je ne me suis pas senti atteint dans ma dignité par le violon trop bref infligé à M. Chauvin. Cette indifférence est sans doute partagée par mes lecteurs qui ont apparemment l'ingénuité de penser que les lois doivent être appliquées à tous, sous un régime d'égalité. Je crois même que si la nation eût voté elle-même surle cas de M. Chauvin, au lieu de la Chambre, elle eût maintenu au clou, sans hésiter, ce coiffeur impitoyable pour les favoris de ses adversaires.

Mais le peuple n'a qu'à s'incliner devant la décision de ses monarques. Il lui reste seulement le rire moqueur et la chanson, ces armes classiques du Français embêté par les abus du pouvoir. Cependant, quel doit être l'état d'âme du citoyen battu et dépouillé de sa barbe, — en présenced'un tel déni de justice ? Imaginons que cet électeur soit d'humeur peu accommodante et qu'il rompe sa canne sur le dos de l'honorable provocateur, après lui avoir coupé les oreilles... La magistrature, impuissante par force devant les délits de M. Chauvin, appliquerait- elle aux délits identiques de sa victime récalcitrante des textes que ne subit point le premier belligérant ?

Délicate énigme que M. le garde des sceaux aime mieux ne pas avoir, à résoudre... Quoi qu'il en soit, le début de cet article n'est point téméraire : le délicieux métier que celui de député !

Au reste, ce n'est pas seulement l'illusion de l'égalité devant la loi que nos contemporains doivent bannir de leurs croyances raisonnables. Voici qu'un académicien de marque, discourant sur la distribution des prix Montyon, vient de déclarer la banqueroute de la vertu.

C'est l'éloquence de M. d'Haussonville qui nous causa l'autre jour ce cruel désenchantement. Iconoclaste, cet immortel l'est audacieusement, lui qui ose dire que la vertu, même autbentiquement récompensée, n'est qu'un vain mot. M. d'Haussonville a insinué, sous la coupole de l'Institut, que M. de Montyon fut en son temps un égoïste adroit, impitoyable pour ses débiteurs et ses fermiers, lequel pousssait si loin le dédain de la vertu, qu'il voulut, par sa fondation, empêcher qu'elle restât désintéressée ce qui revient à l'anéantir. M. de Montyon fit de la vertu une valeur de placement, une spéculation, médiocre sans doute, mais suffisante pour exciter la convoitise des humbles.

De sorte qu'au lieu d'un bienfaiteur de l'humanité vertueuse, cet étrange personnage apparaît à nos yeux désabusés comme un philosophe ironique et sec, avec une pointe de sadisme intellectuel.

Si M. de Montyon fut tel réellement, son ombre a dû bien rire d'une récente erreur commise par l'Académie. Dans un village des environs de Paris vivaient deux femmes portant le même nom, l'une ivrogne et dissolue, l'autre bienfaisante et modeste. L'Académie accorda, l'an passé, un prix à cette dernière. Mais grâce à la similitude des noms, ce fut à l'autre que l'argent parvint. Vous pensez si elle en fit bamboche, tandis que la vertu se morfondait! M. d'Haussonville n'a pas rappelé cette bévue des immortels. Elle comporte pourtant sa moralité. Car s'il n'est pas encore tout à fait vrai qu'il n'y ait plus de vertu, il est malheureusement trop exact qu'à peu près seuls les romans-feuilletons se préoccupent encore de la faire triompher...

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour