Causerie.
Il n'y a qu'un seul mot qui soit d'actualité par ce temps d'inondations générales. C'est, tout le monde le devine, celui de feu le maréchal de Mac-Mahon devant les débordements de la Garonne : Que d'eau ! que d'eau !
A Lyon, nous venons, sans exagération, d'être victimes d'un véritable déluge. Et on a pu croire que l'heure était venue de préparer l'arche du bon père Noé. Non seulement le Rhône et la Saône ont submergé leurs bords au point de transformer toute la banlieue en un vaste lac dont les maisons ne sont plus que les ilôts, mais aussi les infiltrations des deux fleuves ont envahi jusqu'au centre de la ville. Il y a eu des rues transformées en lagunes où l'on ne communiquait qu'on bateau. Avec un peu d'imagination et beaucoup de soleil, on aurait pu se croire à Venise.
Les caves lyonnaises, et il y en a d'infmimcnt respectables, n'ont même pas été épargnées par le fléau. Pour boire du vin à leur diner, il a fallu que les bons bourgeois se livrassent à d'ingénieuses pêches à la ligne afin de capturer leur brouilly ou leur corton. Les théâtres eux-mêmes ont vu leurs chandelles éteintes par l'extinction des foyers électriques, noyés dans les usines centrales.
Il faudrait remonter jusqu'en 1856, à l'époque des inondations historiques, pour retrouver nos fleuves aussi démesurément grossis. A vrai dire, nous sommes mieux préservés qu'autrefois contre leurs caprices dangereux. Les admirables quais du Rhône et de la Saône entourent la ville d'une double ceinture qui empêche le retour des grandes catastrophes du passé. Sans eux, tout eût été à craindre avec les étiages atteints par les eaux. Mais, grâce à ces solides murailles de pierre et de ciment, il n'y a eu à déplorer que des accidents isolés, des dégâts matériels plus ou moins notables et non plus d'immenses désastres. La science, on le voit, ne fait pas toujours banqueroute. Et dans sa lutte incessante avec les forces de la nature, elle parvient peu à peu à les dompter.
A propos de banqueroute, est-ce que nous allons assister à la déconfiture d'une institution, à la fois terreur et but de l'adolescence studieuse ? C'est le baccalauréat que je veux dire. Déjà fortement décrié et menacé même de suppression, voici que le parchemin légendaire vient de subir devant les tribunaux une mésaventure qui sera peut-être funeste â son prestige chancelant.
Elle est en effet tintamarresque l'histoire de ce hobereau provincial, marquis authentique s'il vous plaît, qui, n'admettant pas que son noble fils fût et restât un fruit sec, voulut le faire recevoir bachelier quand même, encore qu'il ne sût ni A ni B, exigence qui obligea ce rejeton des preux à chercher des lettrés faméliques pour passer le bachot en son nom. Comme père, notre marquis fut l'instigateur de ce tripatouillage, comme maire, il légalisa la fausse signature du malheureux substitué à son fils. Qu'en pensez-vous, fiers ancêtres dont le panache et le pennon flottèrent aux croisades ?
L'audience a été fertile en révélations curieuses sur ce monde des déclassés parisiens qui font tous les métiers et acceptent toutes les besognes, bien qu'ayant débuté dans la vie le front lauré de toutes les couronnes universitaires. On cite des prix d'honneur du Conseil général devenus ramasseurs de bouts de cigares, cochers de fiacre ou hommes-sandwichs. Mais ce sont là des carrières honorables à côté de celle qui consiste à subir, moyennant finances, des examens sous le nom d'autrui. Il y a à Paris des professionnels du faux bachot. Providence des fils de famille demeurés de parfaits cancres, ces mandarins déchus comparaissent enleur lieu et place devant les Facultés et leur décrochent le parchemin indispensable aux carrières libérales. Si notre jeune gentilhomme n'avait pas eu par la suite des démêlés violents avec son auguste père, qui l'amenèrent à le dénoncer à la justice, on a le sentiment de la famille dans ces vieilles branches ! rien ne l'eût empêché d'aspirer aux plus hautes destinées, et peut-être fût-il devenu un jour ministre de l'Instruction publique, comme M. de Cumont, un de ses pairs, lequel n'avait avec l'orthographe que des relations plutôt pénibles.
Cependant tous les accusés dans cette affaire d'escroquerie au « bac », le père, le fils et les esprits distingués, ils étaient deux, qui avaient bachotté comme suppléants du jeune comte, tous ont été acquittés par la cour d'assises. Alors que devient l'antique baccalauréat ? Il sera donc permis désormais de truquer avec lui de la façon qu'on vient de lire? Attendons- nous à ce que des agences se fondent pour exploiter cette industrie nouvelle devenue sans dangers. Tricoche et Cacolet tiendront dos employés nourris de belles-lettres pour épargner aux bons petits crétins ayant peu d'instruction mais beaucoup d'argent, le souci des examens difficiles. Sachez-le, jeunes élèves. et bénissez vos libérateurs : c'est aux jurés de Seine-et-Marne que vous devez cette révolution bienfaisante.
Seulement à l'avenir, quand un monsieur énumérera parmi ses titres celui de bachelier, il sera prudent de lui demander de signer son nom. Qui sait s'il pourra passer cet examen-là !