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    Causerie.

    Lyon, 7 octobre 1896.

    La matière est ample à philosopher sur le voyage du Czar en France. On a dit que c'est là un des événements les plus considérables du siècle, une date historique qui marquera dans les annales du monde. Je le crois pour ma part. Il faut y voir en effet la consécration solennelle, hautement affirmée, jetée pour ainsi dire à la face de l'univers d'une alliance définitive entre deux grands peuples dont l'accord déplace à leur profit l'axe régulateur de la politique européenne.

    Le temps n'est plus où la France amoindrie, humiliée, réduite à ne travailler qu'en secret à la reconstitution de ses forces militaires, en constante alerte devant les provocations d'un vainqueur insolent accru de l'appoint écrasant de la triple alliance, ne vivait qu'au jour le jour dans un isolement plein d'alarmes.

    Si la plaie toujours ouverte du côté de l'Est saigne encore aux flancs de la noble blessée, son rang lui est désormais rendu parmi les grandes puissances, depuis le jour où la Marseillaise et l'Hymne russe ont retenti de concert à Gronstadt, depuis surtout que l'Autocrate de Russie et la République Française se sont donné la main à Paris même, devant le monde étonné.

    On a raillé cette union que d'aucuns qualifient de paradoxale et presque d'incestueuse. Il n'en est pas de plus impressionnante dans l'Histoire, de plus logique ni de plus fière. Car l'amitié franco-russe est faite de l'ardente sympathie des peuples, encore plus que de l'accord des diplomates et dès gouvernants. Le protocole et les ambassadeurs ne sont point les protagonistes de l'alliance que nous fêtons. Elle s'est créée spontanémont, irrésistiblement, par une force supérieure et étrangère à toutes les Chancelleries, d'un élan mutuel, fougueux, profond de deux nations soeurs.

    Que les libellistes anglais ou les fous du collectivisme raillent le couple inattendu du fils des Czars et de la fille de la Révolution ! Les penseurs et les patriotes s'inclinent au contraire devant un des plus beaux témoignages qu'ait jamais donnés le patriotisme de deux, grandes races. La France et la Russie sont à des degrés différents de l'évolution historique. La première a vécu assez pour se gouverner elle-même. La Russie, au contraire, plus tard venue dans la vie européenne, a besoin d'un chef absolu. Mais République et Empire ont les mêmes intérêts, les mêmes inimitiés, le même idéal de paix et de justice immanente. Je cherche vainement dans le passé une association aussi significative et aussi noble.

    On l'a compris en France où notre hôte vient de recevoir un accueil plein d'allégresse passionnée et de dignité courtoise, agrémenté du charme artistique et galant que seule la reine des nations latines sait organiser et réussir pour ceux qu'elle aime.

    On l'a compris aussi en dehors de nos frontières. A voir l'attention et l'importance qu'accordent les nations rivales à cette dernière étape du voyage impérial, il semble que ce soit la seule qui compte. Le Czar cependant a été en Autriche, en Allemagne, en Angleterre. II a salué l'héritier des Habsbourg, chevauché à côté du Kaiser allemand, baisé la main de l'Impératrice des Indes.

    Pourquoi ces visites entre souverains ont-elles paru presque indifférentes au monde, entrevues banales et sans portée, tandis que l'étreinte à la République Française lui apparaît comme un spectacle radieux et formidable ?

    Personne ne s'y trompe : le but de la tournée du Czar c'était la France ; c'est que là seulement deux peuples, deux forces, l'âme slave et l'àme gauloise, se sont fiancés pour l'avenir.

    Là est la vraie splendeur de la réception du plus grand roi de la terre par la première ville du monde, plus encore que dans la magnificence des fêtes de somptuosité et d'art qui rappellent le Camp du drap d'or, autant que des solennités modernes peuvent évoquer les fastes anciens. La Russie et la France se sont donné l'accolade sur la place de la Concorde, scellant l'accord fécond de l'Orient et de l'Occident, pour le bien de la civilisation.

    A moins que ne sonne bientôt l'heure des luttes suprêmes, ce siècle finissant ne saurait réserver à l'humanité de manifestation plus grandiose.

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