Sommaire :

Causerie. Lyon, 23 septembre 1896.

Nous l'avons en dormant, Madame, échappé belle...

I1 paraît en effet que lundi dernier devait être le jour de la fin du monde, à en croire un des nombreux prophètes qui vaticinent à qui mieux, mieux des catastrophes apocalyptiques... Est-ce Mlle Couedon, ou bien une autre sibylle, dont la prédiction portait qu'avant-hier la machine ronde devait s'abîmer dans le néant ? Je ne sais plus bien au juste. Il y a aujourd'hui tant d'encombrement dans la « prophétie », qu'on est fort excusable de confondre entre eux les honorables concurrents. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que nous devions tous mourir l'autre soir et que néanmoins nous sommes encore un certain nombre d'humains toujours en vie...

N'allons pas trop nous réjouir cependant d'avoir définitivement échappé au mauvais sort. Voici, en effet, qu'un révérend américain informe les journaux de New-York, lesquels s'en montrent fort émus, que l'échéance fatale est simplement ajournée jusqu'au 22 octobre, c'est-à- dire à un mois. Et les mêmes journaux annoncent que l'avertissement du révérend a été entendu en Amérique, à tel point qu'un grand nombre de Mormons passent depuis lors leurs jours en prière, afin d'atteindre en état de grâce la date inéluctable.

Ces Mormons sont vraiment candides. Leur crédulité ne peut guère s'expliquer que par une considération, c'est qu'étant affligés de plusieurs femmes, la vie leur est devenue si insupportable qu'ils en sont arrivés à désirer la fin du monde, et comme on croit aisément ce qu'on désire... Mais il n'y a guère que parmi les Mormons qu'un tel état d'âme puisse exister.

L'humanité, heureusement, n'en est plus aux superstitions de l'an mille, où il a suffi d'un commentaire extravagant d'une parole de l'Ecriture, pour que le monde entier crût à sa propre fin. Ce fut une époque indicible de terreur, d'affolement et de désespérance. Aucune heure de l'histoire n'atteignit jamais à ce degré de sombre épouvante.

Aujourd'hui les devins ou les illuminés peuvent tenter d'en revenir aux prophéties millénaires. On se contente d'en rire. Et même certains chroniqueurs, supérieurement ironiques, regrettent que la fin du monde n'arrive pas, afin que l'homme moderne puisse enfin voir un spectacle réellement inédit, une « première » sensationnelle qui n'aurait pas de lendemain. D'autres vont plus loin, M. Paul Ginisty, devenu tout à coup philosophe impavide depuis qu'il dirige l'Odéon, déclare froidement que « pour les penseurs la disparition de l'humanité semblerait au fond un assez mince incident ».

Il est difficile de pousser plus loin le « pince sans rire ». Vraisemblablement, la majorité des humains verrait dans « l'incident » un accident plutôt désagréable. Mais ceux-là, nous pouvons les rassurer. Il n'y a pas en effet que la sorcellerie qui se soit préoccupée de la fin du monde. Les géologues ont étudié eux aussi la possibilité d'un désastre gigantesque engloutissant le globe. Des bouleversements intérieurs peuvent se produire, analogues au déluge de la Genèse, qui soulèveraient les eaux de la mer jusqu'à noyer toutes les terres. D'autre part, l'hypothèse cosmogonique aujourd'hui classique admet que le monde est un fragment de matière solaire qui se refroidit lentement.

Ainsi, notre sphère peut mourir sous les eaux ou par le froid. Mais les savants les plus pessimistes ne prévoient pas que l'une ou l'autre de ces éventualités puisse se produire avant plusieurs milliers de siècles.

Le « mince incident » que M. Paul Ginisty appelle de tous ses voeux n'est donc pas à la veille de satisfaire sa curiosité stoïcienne. Nos petits enfants, vivraient-ils l'âge avancé de Mathusalem, ne le verront point, et Mlle Couedon, elle-même, sera depuis longtemps réunie à son interviewer accoutumé, l'ange Gabriel...

Cependant on ne saurait nier qu'il y ait eu tout récemment de ces grandes catastrophes qui doivent, au dire des initiés, signaler l'approche de la fin du monde, et ces catastrophes sont d'autant plus significatives qu'elles frappent plus spécialement les gens de lettres.

Tout le monde a lu avec une poignante émotion la navrante histoire des cornichons de M. Emile Zola, répandus en pleine gare Saint-Lazare par des gabelous insolents. Le Figaro et à sa suite la presse de tout l'univers en ont gémi. L'antiquité avait ses poulets sacrés. Le dix-neuvième siècle avait donc sejs cornichons sacrés, ceux de M. Zola. Pourquoi faut-il, hélas, qu'ils ne soient déjà plus !

M. de Bornier a été lui aussi victime d'une affreuse mésaventure. Dans son ode à Ponsard se trouvent ces vers :

Tu marchais on pleine lumièreEt la victoire coutumièreNe t'abandonna qu'au tombeau.

Un journal les lui a imprimés ainsi par suite d'une déplorable coquille :

Tu marchais en pleine lumièreEt Victoire la couturièreNe t'abandonna qu'au tombeau.

Voilà pourtant de ces cataclysmes qui peuvent apparaître à quelques-uns comme de sûrs prodrômes du cataclysme final !

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour