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Causerie. Lyon, 3 septembre 1896.

Quel été pourri ! C'est une pénible malchance d'avoir l'automne en août et septembre. 11 y a une revue de fin d'année dont j'ai retenu ce couplet :

Il a tant pluQu'on ne sait plusDans quel mois il a le plus plu.

Poésie délicate qui est, présentement, d'une singulière actualité par ce temps de vacances. Plaignons les malheureux partis pour leur agrément sur les plages, dans les villes d'eaux ou à la campagne. Oh ! les longues journées dans les chambres d'hôtel, derrière les vitres fouettées de pluie, loin des occupations, des êtres et des choses qu'on a laissés chez soi, et qui vous feraient trouver les heures brèves !

Les grands, affranchis des labeurs quotidiens, s'étaient promis de belles promenades, des voyages où l'on voit des villes nouvelles et des oeuvres d'art qu'on ne connaît pas. Les petits, enfin échappés de la geôle des collèges, avaient rêvé de plein air, de pleine liberté, de fougueuses parties de barres et de folles échappées par les campagnes ensoleillées. Projets charmants que les intempéries ont fait évanouir. 11 pleut, il pleut, il pleut...

Cependant les chasseurs ont été privilégies. Le jour de l'ouverture, le soleil daigna luire sans nuages et la foule innombrable des chasseurs a pu se répandre parmi les guérets de la Loire, les étangs des Dombes, les coteaux du Bugey, ou plus simplement dans les plaines odorantes de Vénissieux, sans craindre les ondées dont cette fausse période caniculaire se montre si prodigue.

Quant à la bredouille, beaucoup sans doute ne l'ont pas évitée. II y a tant de chasseurs à l'heure présente ! Jadis tout petit prince voulait avoir des pages. Aujourd'hui chaque Français a son permis de chasse, son fusil et son chien. Il n'y a que le gibier qui manque trop souvent au rendez-vous. L'année 1896 est-elle giboyeuse ? Bien malin, qui pourrait le dire. Si vous consultez les journaux spéciaux, ou même les grands organes, vous lirez ceci chez les uns : L'année est lamentable pour le gibier. Les pluies ont détruit la plupart des couvées. Ah ! les chasseurs vont encore avoir bien des déceptions ! Et l'on trouve par contre chez d'autres : Superbe année pour les disciples de Nemrod. Grâce aux pluies, les prairies artificielles ont été très abondantes et les couvées ont trouvé, dans les trèfles et les luzernes, des abris tutélaires.

Qui a raison des pessimistes ou des optimistes ? Les chasseurs eux-mêmes ne sauraient les départager, car leur opinion varie suivant qu'ils ont eu la guigne ou la veine le trente août. J'en ai vu d'enthousiastes et de navrés, mais les seconds semblaient en forte majorité, en dépit de la naturelle tendance qu'ont les « disciples de Nemrod », tous un peu parents de Tartarin, à amplifier leurs exploits cynégétiques.

Ah ! les récits fantaisistes, les aventures inouïes, les tirs abracadabrants narrés dans les trains qui emportent les chasseurs vers leur terrain de chasse... J'ai entendu un explorateur, retour de l'Afrique centrale, raconter ainsi à ses compagnons do route qu'il avait tué un matin, avant son déjeuner, dix-sept hippopotames ! 11 fallait voir la tête effarée des bons chasseurs de banlieue, devant la vision de ce carnier formidable. Le soir, j'ai revu mon explorateur: il rapportait deux becfigues ! La plaine de Meximieux ne vaut pas le Soudan comme faune...

Pour comble de guigne, un jeune potache maladroit lui avait envoyé du plomb dans les jambes en tirant un lapin, d'ailleurs manqué. Et le fâcheux gamin, tancé pour sa maladresse, avait eu le toupet de lui répondre : C'est bien; la prochaine fois, c'est vous que je viserai. Alors j'attraperai peut-être le lapin !

La statistique qui compte, si nous en croyons Labiche, les veuves passant sur le Pont-Neuf en une année, a nombré aussi les permis de chasse. Sait-on que l'administration en délivre près de cinq cent mille ? Ajoutez-y autant de braconniers au moins et vous arrivez à cette conclusion que la France produit son petit million de chasseurs.

Ce chiffre fait rêver. Y a-t-il un million de perdreaux et de lièvres pour tomber sous les coups de cette armée ? La statistique serait bien inspirée d'étudier le problème. Il est vraisemblable que les travaux des spécialistes aboutiraient à des résultats instructifs. On y verrait, selon toute apparence, qu'il y a moins de têtes de gibier que de fusils, et que chaque chasseur ne peut guère compter, d'après la répartition mathématique, que sur un demi-perdreau ou un quart de lièvre.

Et dire que cette conclusion décevante n'empêche pas le nombre des chasseurs d'augmenter dans la même proportion que le gibier diminue! Si l'illusion, comme l'affirment les esprits chagrins, disparait peu à peu de notre monde utilitaire, c'est assurément parmi les chasseurs qu'elle trouvera son dernier refuge...

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