Causerie. Lyon, 20 août 1896.
On a beaucoup jasé, ces temps derniers et même un peu médit, sur la mission officielle dont vient d'être chargé notre joyeux confrère, l'humoriste Grosclaude, pour Madagascar. On s'est demandé quels services ce brillant fantaisiste pourrait bien rendre là-bas au ministère des colonies, dont il est devenu l'ambassadeur par un avatar assez surprenant.
À première vue, cet etonnemeut paraît justifié. A moins que notre confrère ne veuille tenter d'ouvrir des débouchés à ce produit éminemment français, et non encore dans le commerce d'exportation, qui s'appelle le calembour, ou bien que l'on compte sur sa verve pour obtenir auprès des Hovas un tel succès de rire qu'ils en soient désarmés on ne discerne pas bien en quoi peut consister cette mission inattendue.
Mais il se peut aussi que ces apparences soient trompeuses. M. Grosclaude est peut-être, au fond, un homme des plus sérieux, renfermant en lui des trésors de compétence découverts très opportunément par le ministère. D'ailleurs les amuseurs de foules, que l'on croit très gais et plutôt rigolos, sont la plupart du temps des tristes. On les juge d'après leurs oeuvres, on les voit à travers le prisme de leurs inventions cocasses d'après l'axiome que le style c'est l'homme, et cependant rien n'est plus trompeur que ce diagnostic.
Jules Moinaux, par exemple, dont les Tribunaux comiques ont fait pouffer des générations entières, qui semblait sur la lecture de ses écrits un boute-entrain, un compère exhilarant, était au contraire l'homme le plus grave qu'on ait vu, réservé, sévère même et n'ayant jamais sur les lèvres ce rire qu'il faisait jaillir si facilement - de celles d'autrui.
Ah ! la tristesse des auteurs gais ! On en pourrait faire une curieuse revue historique. Molière était un morose : le plus grand des écrivains comiques de tous les temps, fut d'humeur austère, presque hypocondriaque. Plus près de nous, le bon Paul de Kock, le père de l'Homme aux trois culottes et de la Femme aux trois jupons, l'invanteur inépuisable de tant d'histoires grasses, d'une bouffonnerie si énorme, eut une vie mélancolique. Labiche, lui-même, ne fut pas un joyeux compagnon. Il réservait ses feux d'artifice de joie pour la Cagnotte ou l'Affaire de la rue de Lourcine ; mais, dans son privé, il se livrait peu, bourgeois posé, pratique, attaché à ses exploitations de culture en Sologne. Je ne crois pas non plus que MM. Meilhac et Halévy rappellent en rien dans leur intimité les folles cascades de la Belle-Hélène. M. Meilhac, surtout, a l'aspect d'un moine copieux mais pensif. Enfin, est-il besoin de rappeler que depuis peu, trois vaudevillistes, trois fabricants de gaieté pour les autres, Hector Grémieux, Raoul Toché, Hippolyte Raymond, ont abandonné la comédie pour la tragédie en se suicidant.
Et les acteurs les plus irrésistiblement drôles sur la scène ne sont-ils pas presque toujours très moroses à la ville ? Grassot, Arnal, Hyacinthe, Debureau étaient des tristes. De nos jours, M. St-Germain n'a jamais ri en dehors du théâtre, et Lassouche, sorti des Variétés, est absolument lugubre.
Tout ceci pour démontrer que M. Grosclaude peut très bien n'être pas ce qu'un vain peuple pense. Lui aussi a sans doute épuisé pour le public toute la somme de jovialité que contenait son moi, et il va peut-être débarquer à Madagascar avec une pacotille de gravité qui fera sensation dans les « cercles » importants de Tananarive.
Il n'est même pas impossible qu'un conquérant farouche ne se révèle en lui, et que, dans le feu de ses ardentes luttes, dans l'emportement de son désir patriotique de ne faire qu'une bouchée des Fahavolos il n'en vienne à " broyer du noir " sans calembour.
Et l'on dira que les Français ne sont point colonisateurs !





