Sommaire :

Causerie

Les statisticiens de notre temps ayant statistiqué tout ce qui offre un véritable intérêt, sont obligés désormais d'appliquer leur science à de moindres sujets. Rien ne leur échappe, et Labiche n'a pas du tout exagéré, en représentant un de ces honorables savants occupés à dénombrer combien de charançons peut comporter un tas de blé et combien il passe de veuves sur le Pont-Neuf pendant un an.

Une statistique a été dressée récemment pour nous apprendre comment se répartissent dans les départements français les bonnes et les mauvaises dents, les petits et les grands pieds.

D'après ce document scientifique les indigènes du Puy-de-Dôme possèdent les mâchoires les plus solides. Donc si un Auvergnat a une dent contre vous, prenez bien vos précautions ! Après le Puy-de-Dôme vient Marseille, et cette constatation fait le plus grand honneur aux dents des Bouches-du- Rhône. Par contre les naturels de Rouen ont les plus mauvaises molaires de France, fâcheuse circonstance due sans doute à une trop grande consommation de sucre de pomme.

La même statistique a l'indiscrétion de révéler que les plus petits pieds de femmes se rencontrent en Provence et les plus grands dans le Lyonnais. C'est là une pure calomnie, contre laquelle je prie mes lectrices de protester avec moi.

Je ne connais pas leur « pointure », mais je vois d'ici qu'elles ont toutes le pied de Cendrillon. Le statisticien qui s'est permis de les diffamer aussi odieusement n'a d'ailleurs qu'à venir à Lyon un jour de pluie — et ces jours-là n'y sont pas rares! — pour se convaincre de l'inanité de ses accusations. La plupart des jeunes Lyonnaises ont toutes le pied si bien fait et si petit qu'en le voyant on songe tout de suite à demander leur main... N'est-ce pas, mademoiselle ?

C'est si joli un joli pied! Et comme les femmes ont raison de croire que c'est là une des armes les plus sûres de leur coquetterie ! On a raconté comment l'impératrice Marie-Louise, — à l'heure où on lui apprenait l'abdication de Napoléon 1er — écoutant de son lit la personne qui lui apportait la triste nouvelle, sortit son pied rose hors des couvertures et dit simplement :

: N'est-ce pas qu'il est mignon?

Elle se consolait de la perte d'un empire, plus prestigieux que celui d'Alexandre, en songeant à la petitesse de son pied...

Le Théâtre-Bellecour vient de reprendre Orphée aux Enfers tel qu'il a été donné en 1874 à la Gaité, c'est-à-dire avec les tableaux, les ballets et les costumes qui en on fait une pièce à grand spectacle. Qu'il y a loin de cette énorme machine à 1a simple opérette qu'on applaudissait aux Bouffes-Parisiens en 1838 ! En ces temps déjà lointains les plaisanteries sur l'Olympe étaient choses relativement nouvelles, et on pouvait rire encore du travestissement caricatural des anciens dieux.

Aujourd'hui ce comique-là est singulièrement éventé et les décors à effets, les ballets suggestifs, les maillots noirs ou roses des théories de belles filles, les orgies de paillon et de lumière électrique ne sont pas de trop pour rendre le spectacle intéressant.

D'ailleurs tout ce répertoire bouffe de la fin de l'Empire a bien des rides. La Belle Hélène et La Grande Duchesse n'ont plus que de rares reprises et toujours à peu près infructueuses. C'est qu'elle a disparu la société joyeuse et frivole qui venait elle-même crier : bravo ! à la critique de sa fausse grandeur, de ses ridicules et de ses vices. Disparue aussi Hortense Schneider, qui apportait à la spirituelle et railleuse musique d'Offenbach le piment de son talent et de sa beauté un peu canailles. Comme Talma, elle eut son parterre de rois, et pendant l'Exposition de 1809 tous les monarques de l'Europe défilèrent aux Variétés se pâmant d'aise devant les excentricités de la Grande-Duchesse. La Diva eut même à certaines heures les privilèges de la souveraineté. Témoin cette anecdote rapportée dans un livre nouveau, Paris à cheval et en voiture, par Croqueville. Il y avait à l'Exposition une porte qui ne s'ouvrait que pour les voitures appartenant aux têtes couronnées. Un jour Mlle Schneider se présente à cette porte dans un superbe carrosse de gala : Son Altesse la Grande-Duchesse de Gérolstein ! annonce avec aplomb le valet de pied. Et le concierge d'ouvrir respectueusement, sans se douter que cet équipage royal appartenait à une reine d'opérette.

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour