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    Causerie.

    D'ici je vois la mer immense et sans limites,
    pourrais-je m'écrier comme Sélika de l'Africaine à l'acte du mancenillier. En écrivant ces lignes du haut de la falaise normande où je goûte quelque loisir loin de l'encre d'imprimerie et des pavés brûlants, je contemple en effet l'Océan qui s'étend devant moi, grandiose, jusqu'à l'extrême horizon, où il se confond avec le ciel dans une brume glorieuse empourprée par les flammes du couchant.

    Si vous aimez la mer, enviez-moi ; si elle vous est indifférente, plaignez-moi, car dans ce petit village, rustique et minuscule plagette, il n'y a pas d'autre distraction que la mer... Mais n'est-ce pas assez ? N'est-elle point le spectacle renouvelé constamment dans l'incessante variété de ses aspects et, par-dessus tout, versant dans l'âme les idées d'infini, apportant avec le vent du large comme des bouffées d'au delà ? Mais elle vous prend tout entier, la grande charmeuse ; elle vous pénètre, vous envahit, vous annihile au point que, pour tenir lieu de chronique au Progrès illustré, je me vois contraint de transcrire simplement quelques notes, hâtifs croquis pris au jour le jour comme sur un livre de bord.

    Lundi. — C'est jour de grande marée. Sous l'estacade du petit port, de hautes lames s'engouffrent dans le fracas et l'écume. Elles accourent rapides, éperdues, haletantes comme poussées par une force irrésistible, par un désir fou de venir mourir là, au pied de la haute falaise, parmi les galets qui roulent avec un bruit de castagnette. Au large la brise « a fraîchi dans le flot » comme disent les marins. 11 y a de la neige au sommet des vagues moutonnantes. Les bateaux de pèche, les voiles gonflées, roulent dans la lame et filent dans le vent comme un vol de mouettes. Sur la ligne d'horizon, apparaissent de grands navires empanachés de fumée noire, steamers lointains qui attendent l'entrée du port du Havre. L'Océan est empli d'une vie immense. Tout est bruit et mouvement.

    Mardi. — Marée basse. La mer est loin. Bleu tendre, comme le ciel, tous deux symphonisent dans une gamme de couleurs très douce, exactement pareilles, si bien qu'à l'horizon on ne les distingue plus. Elle est unie comme un miroir, sans un frisson. Et les bateaux eux-mêmes semblent dormir avec les choses.

    La vie est sur la grève où les gens du pays font la cueillette des moules sur les roches toutes noires de goémons. On les entasse dans de grands paniers, vidés en de vastes sacs, sur des charrettes, et en route pour le ventre de Paris ! Plus loin, au delà du banc de sable sur lequel les flots expirent en lentes caresses, les pêcheurs de crevettes, alignés sur un rang, dans l'eau jusqu'au ventre, poussent leurs filets qu'ils relèvent tous en même temps d'un mouvement méthodique... Et dans les flaques pataugent des baigneurs en quête de crabes et de bigornaux.

    Jeudi. — Grand branle-bas sur la falaise. Tout le monde est à son poste, la lunette à la main, pour voir passer au large l'escadre de guerre qui va saluer au Havre le Président de la République. Par un temps très clair, on les aperçoit enfin, les monstres marins, à la fois rapides et lourds, leurs masses noires glissant sur l'eau comme animées d'un mouvement mystérieux. Les cuirassés de premier rang, surchargés d'étages et de tours, ressemblent à quelque citadelle flottante, à de hauts burgs blindés commandant la plaine des mers. Tandis que les croiseurs, bas sur le flot, l'éperon en saillie, sont pareils à des requins de fer, poissons de proie qui se dissimulent... Je distingue les pavois multicolores balancés entre les mâts. Les matelots en grande tenue sont sur le pont ou dans les vergues. Le canon tonne et des sabords montent des fumées blanches qui nimbent le drapeau de France frissonnant dans la brise.

    Le Président, monté sur un torpilleur, passe en revue cette formidable Armada. Et cela me fait souvenir que la veille, à Sainte-Adresse, j'ai aperçu notre premier magistrat à la fenêtre de sa villa, fumant, en veston blanc, une pipe très noire dont les bouffées donnaient presqu'autant de fumée que les trois cheminées du Hoche !

    Samedi. — En canot avec un vieux marin, retour d'Islande. Ses souvenirs et impressions ne rappellent qu'imparfaitement les héros de Pierre Loti. Ainsi, ce qui l'a le plus frappé là-bas, c'est que le calvados, — le calvados c'est de l'eaude- vie de pomme, — lui paraissait bien meilleur qu'en Normandie...

    Ce vieux loup de mer m'en dit une autre bien bonne : Voyez-vous, monsieur, vous avez tort de ne pas toujours marcher après le bain. Faites votre rédaction, faites votre rédaction.

    Evidemment mon matelot voulait parler de « réaction », mais on disant « rédaction » il ne croyait pas si bien dire !

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