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    Causerie. Lyon, 15 juillet 1896.

    Que de fêtes à la fois dans ce Lyon, d'ordinaire si paisible... La coïncidence des courses vélocipédiques du Progrès et du 14 Juillet a mis en effet notre ville en liesse trois jours durant. De sorte que malgré une chaleur digne de Tombouctou, les rues de la calme cité ont eu, pendant cette période, l'aspect animé des boulevards parisiens aux jours desgrandes solennités populaires.

    Il fallait voir l'enthousiasme de la foule, lundi soir, quand les deux vainqueurs de notre course se sont montrés au balcon de la loggia. J'imagine que cette minute de triomphe, que cet éclat flatteur d'apothéose, ont dû faire oublier à MM. Trousselier et Gervais, la pente de la montée de Cerdon, et les fatigues de cette superbe mais rude piste à travers trois départements de montagnes...

    Une fois de plus nous avons pu mesurer à cette manifestation, — comme il y à deux ans devant les acclamations pareilles qui accueillirent Rivierre, le vainqueur de Lyon-Paris-Lyon, devenu depuis le premier des coureurs de fond, — l'extraordinaire popularité du cyclisme. Chaque année le règne de la bicyclette rayonne, s'étend et s'affirme. Les nouveaux adeptes se multiplient sans cesse, même parmi ceux qui se montrèrent au début les plus réfractaires au culte nouveau et ils en demeurent, une fois initiés, les fidèles fervents, en dépit des pelles fâcheuses qui s'acharnent sur quelques-uns, quincailliers déveinards de ce sport merveilleux dont l'agrément ne le cède qu'à l'utile.

    Je ne sais pas de sensation plus exquise que celle goûtée parfois aux heures heureuses de la promenade sur une bonne Rudge, le matin, quand l'air vierge et frais d'une aube d'été naissante vous fouette le visage et que le pneu glisse aisément sur le sol d'une route facile traversant un riant paysage de la Bresse ou du Bugey.

    On a là une plénitude de saine et forte jouissance, dans l'ivresse du mouvement harmonieux et sans effort, dans cette envolée si rapide par moments qu'elle fait de l'homme comme un élément animé de l'espace. Pour un citadin condamné toute la semaine aux labeurs confinés du bureau, rien ne vaut cette échappée éperdue à travers la nature. Et pour une âme un peu artiste, la saveur du plaisir sportif en est singulièrement accrue.

    Voilà pour l'agréable. Et cela n'est rien à côté de l'utile. La bicyclette n'a pas seulement, par son immense essor, amené une véritable renaissance vers les jeux du plein air dont les conséquences seront la rénovation physique de la race. Elle est en même temps un bienfait social. Grâce à elle, le tourisme a été mis à la portée des plus humbles. On peut faire de vrais voyages à bicyclette, des voyages charmants, plus pittoresques et plus libres que ne le sont les affreux trains de plaisir, et sans autres frais que ceux du vivre et du couvert.

    Il fait mieux encore le bon petit cheval d'acier et de caoutchouc. Il permet aux ouvriers des villes d'habiter la banlieue, de louer une maisonnette où les enfants et la ménagère vivront sainement avec de l'air et souvent un bout de jardin orné d'un brin de verdure. Quelle différence avec les logements de la ville, plus coûteux, si petits, et fréquemment insalubres ! Autrefois il fallait nécessairement un logis près de l'atelier. Aujourd'hui cinq ou six ou même dix kilomètres ne sont plus rien avec la bécane. Je sais des usines où nombre d'ouvriers ont ainsi arrangé leur vie, au grand avantage de la santé et de la bourse.

    On pourrait poursuivre ce panégyrique de la bienfaisante machine, mais les quelques lignes qui précèdent suffisent pour marquer le grand intérêt du cyclisme et l'utilité des manifestations sportives tendant à le développer. Une course comme celle du Progrès passionne même les profanes, même ceux qui n'eurent jamais le pied sur la pédale et la main au guidon. Et lorsqu'ils voient de simples amateurs, des jeunes gens comme Troussolier et Gervais, accomplir sans surmenage de si prodigieux records en y trouvant à la fois honneur et profit, les plus indifférents sont entraînés à leur tour par la contagion de l'exemple. Et c'est ainsi que l'armée du cyclisme s'augmente de nouvelles recrues.

    Or, tel est le but que poursuit le Progrès en organisant ses grandes épreuves périodiques : les sympathies et le succès qui accompagnent ses efforts témoignent qu'ils n'ont pas été vains et que l'approbation unanime de l'opinion a bien voulu les consacrer.

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