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    Causerie. Lyon, 23 juin 1896.

    Voici venir le temps où les théâtres entrent en vacances et les directeurs parisiens profitent de leurs loisirs commençants pour pousser activement la campagne qu'ils ont entreprise depuis longtemps déjà contre le droit des pauvres. Tout le monde sait qu'une partie de la valeur du billet de théâtre, dix pour cent dans la plupart des cas, est prélevée par l'assistance publique. C'est en somme un impôt somptuaire,une taxe perçue sur le plaisir, c'est-à-dire sur le superflu, au profit de ceux qui n'ont pas même le nécessaire.

    Messieurs les directeurs s'insurgent à ce sujet. Ils réclament bruyamment contre l'origine du droit qui fut d'abord établi, sous Louis XIV, pour purifier les recettes des comédiens, lesquels étaient alors excommuniés par grâce d'état. Que si, ajoutent-ils encore, on trouve légitime l'impôt sur le plaisir en faveur de la misère, les théâtres ne sont pas les seules industries où l'on vende du plaisir, et encore avons-nous au moins l'excuse de la littérature. Pourquoi frapper les seuls théâtres et épargner, par exemple, les estaminets où la marchandise débitée n'est certes pas littéraire? Enfin on prélève le droit des pauvres sur la recette brute, sans savoir si nous faisons nos frais, et il y a là une véritable iniquité.

    A première vue, tous ces arguments sont des meilleurs. Ils suffisent à donner raison aux directeurs, dans l'esprit de ceux qui ne vont pas au fond des choses. A tel point qu'il s'est trouvé des députés pour traduire leurs doléances en un projet de loi, qui stipule qu'à l'avenir le droit des pauvres sera prélevé, sur la recette, mais sous déduction des frais.

    Mais c'est une chose si grave que de toucher aux ressources qui alimentent le budget des malheureux qu'il convient d'examiner très sérieusement le plaidoyer directorial. Tout d'abord l'argument historique doit être écarté. Il n'a plus qu'un intérêt documentaire. Loin d'être excommuniés de notre temps, les comédiens sont au contraire, tout à l'honneur. Ils apparaissent comme les rois de l'art, les triomphateurs de l'heure présente...

    Quant aux autres établissements de plaisir qui échapperaient au droit des pauvres, peut-on soutenir que ce soit là un motif rationnel pour en exempter les théâtres ? Cela reviendrait à dire que le droit des pauvres est à supprimer pour toutes les industries. Or, il ne parait pas que ce soit actuellement une tendance admissible. Avec l'éveil de justice sociale qui est une des préoccupations les plus justement impérieuses de notre époque, on cherche, au contraire, à accroître la part faite aux déshérités dans les dépenses publiques. D'où cette conséquence que loin de multiplier les dégrèvements pour les impôts ayant une affectation spéciale d'assistance, il est logique qu'on cherche plutôt à grossir le nombre des assujettis.

    Reste donc seulement le dernier motif, le principal d'ailleurs, par où les directeurs essayent d'établir le bien-fondé de leurs réclamations. Percevoir le droit sur la recette brute, sans en déduire les frais, c'est d'après eux les conduire à la ruine par les moyens les plus injustes. Assurément il faudrait donner gain de cause aux impresarii, si les dix pour cent des pauvres sortaient réellement de leur caisse. Mais ce n'est là qu'une fiction. Ils représentent simplement une augmentation sur le prix du billet, augmentation versée par le public seul. A l'origine, en effet, il y avait deux guichets à la porte de chaque théâtre. Au premier, le spectateur achetait son billet dont le prix intégral entrait dans la caisse de l'établissement. Au second, il payait un tant pour cent destiné à l'administration hospitalière. C'est ainsi qu'au commencement du siècle des tarifs ainsi établis étaient affichés à la porte de la Comédie-Française : premières loges, 6 fr. 60, dont 6 fr. pour le théâtre et 60 cent, pour les pauvres ; parterre, 2 fr. 20, dont 2 fr. pour le théâtre et 20 cent, pour les pauvres. Mais il y eut de tels encombrements devant les deux guichets, et cette double opération était si incommode pour le public, qu'on fit toucher, en même temps que le billet, le droit des pauvres au même bureau, à charge par le directeur d'en remettre le montant à l'Assistance. Tel est encore le système qui fonctionne aujourd'hui.

    Voilà qui juge la question. Ce n'est pas le directeur qui paye, c'est le public. Le directeur joue uniquement le rôle d'intermédiaire, de fidéicommissaire entre le spectateur et l'assistance publique ; mais son argent ne marche pas. La somme réservée aux pauvres est une augmentation fiscale du prix des places à laquelle il n'a rien à prétendre.

    Si le débat vient jusqu'à la Chambre, nul doute que cette raison péremptoire n'entraîne le maintien du droit. D'ailleurs, si l'on voulait entrer dans les vues des réclamants, comment trouver un moyen pratique de déduire, pour l'impôt, les frais d'une exploitation théâtrale ? Le budget dépenses de ces sortes d'entreprises est si élastique, que l'agent du fisc ne découvrirait peut-être jamais de matière imposable, où si peu que les pauvres n'y trouveraient plus leur compte.

    Certes, les directeurs sont intéressants, très intéressants quand ils font de bon théâtre. Mais les misérables le sont encore plus, lorsqu'il s'agit de leur-faire parvenir l'argent dont le public augmente pour eux, en vertu d'une loi très juste et très humaine, le prix de ses plaisirs...

    Jacques Mauprat.

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