Causerie. Lyon, 17 juin 1896.
Le Grand-Prix est couru et cette épreuve illustre, qui fait du cheval vainqueur un très grand personnage, a été gagnée par un cheval français. A vrai dire il n'y en avait pas d'anglais, de sorte que cette victoire sans péril est un triomphe sans gloire. Il est vraisemblable que cette circonstance n'est pas étrangère à la froideur assez marquée qui a accueilli la rentrée au pesage du cheval gagnant. Arreau n'ayant battu aucun krack envoyé par la perfide Albion, le chauvinisme national n'a pas trouvé là cette petite revanche de Trafalgar et de Waterloo qui lui est parfois offerte sur la pelouse de Longchamps. D'où le manque d'enthousiasme des foules.
Peut-être aussi les parieurs ont-ils été fortement écoeurés par le résultat inattendu. Arreau n'était pas précisément favori. C'est d'ailleurs l'habitude des chevaux de M. Edmond Blanc de gagner à très grosses cotes et de perdre quand ils portent l'argent du public. On conçoit facilement que ledit public n'ait pas salué par des vivats satisfaits la cinquième victoire de la casaque orange dans le Grand-Prix. On croyait à Chanipaubert ou à Champignol et c'est un troisième larron qui " s'Arreauge " le magot. Tête des pontes...
S'il n'y avait que des pontes, de vrais pontes, pour murmurer en cette affaire, le mal ne serait pas bien grand. Le monde des joueurs et ses mésaventures ne nous ont jamais attendri outre mesure. Tant pis pour eux s'ils n'étaient point dans le « tuyau ». Mais ce qui est bien autrement triste, c'est que des milliers de bonnes gens et de petites gens ont perdu là des pièces de cent sous durement gagnées par le travail, et qui, sans doute, leur eussent été nécessaires le lendemain.
C'est qu'en effet, les clubmen, les oisifs et les riches ne sont plus les seuls à risquer leur argent sur le tapis vert des hippodromes. Le jeu du turf s'infiltre peu à peu dans le populaire, comme il règne déjà dans le monde chic. Avant peu, les Parisiens vaudront, à ce point de vue, les habitants de Londres, où, depuis le lord jusqu'au décrotteur, tout le monde parie aux courses avec une égale passion.
Sans vouloir faire le moraliste bégueule, on peut considérer que ce n'est pas là un progrès méritoire. Les courses, c'est la Bourse des chevaux. À part quelques initiés, ceux qui tiennent la cagnotte et qui ont déjà un sac énorme, qu'on me montre un honnête homme de petite condition qui ait gagné à la Bourse? Aux courses, il n'en va pas autrement. Le pari mutuel et les bookmakers exercent sur la masse des enjeux, un prélèvement mathématique. Les gens du métier, jockeys ou entraîneurs, et quelques rares propriétaires roublards y gagnent aussi des sommes. Quant au commun des mortels, c'est lui qui paie la différence.
Il faut donc considérer le turf comme un vaste tripot, où seuls les tenanciers ou croupiers, plus un très petit nombre de malins ou de veinards y trouvent leur compte. Et même les hasards y sont plus grands et les cartes plus souvent bizeautées que dans un cercle bien tenu. Ce qui revient à dire que le jeu aux courses est un plaisir cher et périlleux que les riches seuls peuvent s'offrir sans trop de dommage, parce que la perte ne les atteint que dans leur superflu. Mais le bon petit public de la pelouse, mais tout ce monde aux bourses modestes qui vient risquer son nécessaire sous le pas d'un cheval, plaignons-le... Hélas! ce n'est pas encore là qu'il trouvera une mine d'or !
A propos de mines d'or, on vient de signaler, en Amérique, d'extraordinaires et précieux gisements auprès desquels ceux du Transwaal et de l'Australie paraîtront bien médiocres. Et ces mines, macabre découverte, seront les cimetières.
On sait, en effet, que les Américains, grands amateurs de boissons glacées doivent à cette habitude les plus déplorables mâchoires qui soient au monde. L'aurification s'étale là-bas dans toutes les molaires. Comme St Jean Chrysostonie, tous les Yankees sont plus ou moins bouche d'or. Or, un médecin français habitant New-York s'est livré à une statistique minutieuse de laquelle il résulte que, bon an mal an, les dentistes des Etats-Unis mastiquent les ganaches nationales avec 800 kilogrammes d'or, valant deux millions cinq cent mille francs, lesquels sont naturellement enterrés avec leurs propriétaires.
En supposant que ce traitement aurifère dure encore trois siècles, les nécropoles de l'Amérique du Nord contiendront sept cent cinquante millions en or, c'est-à-dire autant qu'il en circule présentement dans le pays.
De sorte que les âges futurs verront en Amérique des sociétés anonymes se fonder pour l'exploitation des cimetières et que les mandibules des Américains d'aujourd'hui seront un jour cotées à la Bourse. A inoins que d'ici-là, ce qui serait fort heureux pour la postérité l'or ne soit devenu réellement une chimère...