Causerie Lyon, 19 mai 1890.
Nous vivons dans le temps des records. Chaque jour nous apporte la nouvelle d'un tour de force inédit, la plupart du temps tout à fait inutile, ou même pis, mais toujours stupéfiant.
Je m'explique assez bien, en somme, qu'il se rencontre des gens pour tenter de telles aventures. Ces héros excentriques sont, au fond, des utilitaires, car leur record ne va pas sans bénéfice. D'ordinaire, la réclame aidant, des milliers de badauds paient un prix rémunérateur pour être admis à les contempler dans l'exercice de leur gageure incohérente. Sans compter qu'ils trouvent aussi de vrais admirateurs. De sorte qu'en restant quarante jours sans manger, comme Succi, ou quinze jours sur une colonne, comme Durand le Marseillais, ou encore treize jours pendu comme ce même épateur dont on vient de tant parler, ils ont à la fois honneur et profit.
Cela devient une véritable carrière. Mais c'est aussi et surtout un des indices les plus significatifs du détraquement contemporain. Car si le public ne s'intéressait pas à ces records incohérents, les « recordemen » bizarres ne seraient pas légion comme aujourd'hui. Quel agrément mystérieux, quelle jouissance supérieure, quelle sensation rare peut-on éprouver à voir un monsieur se pendre pendant deux semaines pour son plaisir ? De tels spectacles cependant font prime et on s'écrase pour les admirer, alors que les salles de nos grands musées où, gratis, sont exposés des chefs-d'oeuvre immortels, seraient à peu près vides s'il n'y avait pas les Anglais et les peintres.
A Lyon, nous venons d'avoir aussi un record sensationnel, celui que reproduit notre gravure de première page. Cette façon de se promener en bicyclette sur les toits n'est pas-banale. Elle nécessite beaucoup d'adresse, de sang-froid, de mépris du danger. Mais autant ces qualités sont louables lorsqu'elle se déploient pour un but utile, comme par exemple dans un sauvetage, autant elles semblent gaspillées lorsqu'elles s'appliquent à se promener en vélocipède sur les corniches des maisons...
Nous aurions bien dû laisser à l'Angleterre le monopole de ces excentricités...
Puisque je parle de l'Angleterre, et en mauvaise part, il serait injuste de ne point mentionner l'heureuse initiative que les journaux de là-bas viennent de prêter au prince de Galles. On sait que cet aimable fêtard règne sur la mode en attendant le trône des Iles Britanniques. Or, on annonce qu'il vient de se prononcer, nettement et solennellement, contre le chapeau haut de forme.
Soyez béni, ô Prince, si nous vous devons jamais cette révolution dans les modernes chapelleries! L'histoire en aura peu à enregistrer qui soient aussi libératrice et je me demande s'il ne conviendra pas d'en glorifier l'auteur, à l'égal des plus illustres parmi les bienfaiteurs de l'humanité souffrante.
Le « tube », la « colonne », comme dit Guignol, est en effet un véritable instrument de supplice. Il est le père des névralgies et des migraines. Il provoque des tempêtes sous les crânes. Si au moins les mérites esthétiques en rachetaient l'incommodité! Mais jamais couvre-chef ne fut plus hideux. On peut parcourir à tous les âges de l'histoire le chapitre des chapeaux, on n'y trouvera rien d'aussi parfaitement et ridiculement laid...
Chaperons fourrés d'hermine, brodés et emperlés, du XIVe siècle; mortiers tailladés de Louis XII; pimpants toquets de velours des Valois ; feutres empanachés et superbes des mousquetaires ; tricornes galonnés de Louis XV, comme vous donniez une autre allure aux figures de nos pères ! Mais, imaginez - vous un peu Henri II ou Cinq-Mars en gibus ?... Tout comme nous, on dirait des croquemorts...
Malgré son autorité sur la mode, le prince de Galles sera sans doute impuissant à restaurer les nobles coiffures ancestrales. Aussi bien, elles n'iraient guère avec la redingote. Il leur faudrait le justaucorps ou le pourpoint. Mais si seulement nous lui devions le remplacement de l'ignoble et gênant tuyau de poêle par le feutre mou, devenu, grâce à lui, coiffure correcte, il faudrait décerner à ce prince éminent les honneurs dus aux plus grands hommes.
Pour tout homme civilisé et qui pense, le vainqueur du chapeau haut de forme ne serait-il pas plus utile à son siècle que le vainqueur de Trafalgar ?