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Causerie Lyon, 13 mai 1898.

Savez-vous bien que nous avons des ministres audacieux ? Les journaux, politiques nous ont appris, en effet, qu'ils s’attaquaient à l'arche sainte, à la seule institution qui n'ait pas bougé en France depuis un siècle, aux bureaux des ministères, pour les appeler par leur nom. Chacun des ministres, si nous en croyons leurs circulaires, se propose de réduire les dépenses des administrations centrales, en exigeant que les employés travaillent réellement, ce qui permettrait d'en diminuer le nombre et de mieux servir le public.

Voilà qui part d'un bon naturel. Car si jamais abus furent odieux et évidents, on ne saurait nier que ce soient ceux qui s’épanouissent parmi les cartons verts où rondecuirisent tant d'inutiles budgétisées. Il y a des chefs de bureau, écrivait-on déjà sous la Restauration, qui ne font qu'apposer sur des tas de papiers, ces mots : Vu, Bon approuvé ; et puis après ils repassent la pièce, par de petites trappes, à d'autres chefs de bureau, qui remettent Vu, Bon approuvé. Et c'est toute leur fonction !

On conviendra que pour remplir cet office il n'y a pas besoin de tant de messieurs décorés, payés fort cher et retraités dans leur vieillesse. Avec un bon tampon ou en pourrait faire l'économie. Mais encore ceux-là sont-ils au moins des machines à signer. Tandis qu'il en est dont la fonction n'existe même pas. On sait dans les ministères des conservateurs qui n'ont rien à conserver, et des bibliothécaires qui n'ont pas de bibliothèque. En réalité ce sont de douces sinécures, créées pour donner des rentes à d'aimables vaudevillistes ou à des poètes de talent. Telles les prébendes dont l'ancien régime gratifiait jadis les hommes de lettres...

Je me souviens d'avoir fréquenté assez souvent, au temps lointain déjà des années passées au Quartier Latin, certain bureau d'un ministère de la rive gauche. Il y avait là quatre rédacteurs. Le premier faisait des pièces, le second des caricatures pour les journaux amusants, le troisième de la musique de café-concert, et le quatrième ne faisait rien... On devait arriver à dix heures et partir à quatre. Mais, quand on avait donné deux heures de présence. l'Etat devait s'estimer fort heureux. Et que de fois les quatre rédacteurs étaient représentés seulement dans leur bureau par leurs quatre chapeaux, soigneusement mis en évidence grâce au zèle complaisant des garçons de bureau !

Lorsque par hasard ces messieurs se trouvaient réunis tous ensemble, il n'était pas rare non plus de les surprendre se livrant aux charges d'ateliers les plus folles. Le compositeur avait organisé notamment un orchestre incohérent dont il était le chef, où ses collaborateurs faisaient les musiciens avec des ustensiles de bureau comme instruments. Quel concert quand un ami entrait !

Il était charmant ce bureau, d'une gaîté débordante et littéraire — comme au Chat Noir. — Les rédacteurs, à part celui qui ne faisait rien et qui est aujourd'hui chef de division, sont tous arrivés à avoir un nom connu du grand public et une situation qui leur a permis de quitter le ministère, où d'autres vaudevillistes, d'autres dessinateurs et d'autres musiciens les ont remplacés pour suivre un chemin pareil et faire même besogne.

Tout cela serait fort bien, s'il n'y avait pas le contribuable, le malheureux contribuable, lequel en donnant son argent au percepteur après avoir durement trimé pour le gagner, n'a pas prévu ce gaspillage... Il faut donc approuver l'initiative du cabinet. Mais les bureaux ont la vie dure! Lorsque Balzac a écrit son admirable roman des Employés, il y a quelque cinquante ans, ces choses se passaient absolument comme aujourd'hui. Pourvu que dans cinquante autres années il n'en aille pas toujours de même !

Ah! ce Midi! Qui donc pourrait se flatter de fixer des limites à son génie de l'hyperbole ? Presque chaque jour nous on apporte une manifestation nouvelle, comme si Tartarin n'était pas mort...

On jouait récemment dans une petite ville de Provence, un drame en cinq actes intitulé le Paradis Perdu , apparemment inspiré par le poème épique de Milton.

L'imprésario craignant sans doute que le titre de l'oeuvre ne fût pas suffisamment alléchant, avait mis ces mots en vedette sur l'affiche : Les rôles d'Adam et Eve seront joués par les acteurs de la création.

C'est peut-être aller un peu loin, — même pour le Midi !

Jacques Mauprat.

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