Causerie
La fête de la Noël et les apprêts de celle du jour de l'An ont tenu une place considérable dans cette dernière huitaine. On a réveillonné avec un entrain véritable. Serait-ce le réveil du Réveillon ? J'ajoute qu'à Lyon les heureux qui s'amusent n'ont pas oublié ceux qui manquent du nécessaire. I1 y avait, rue de l'Hôtel de Ville, un grand souper chez une belle personne bien connue. Les convives, au nombre d'une trentaine, venaient d'entendre la triste histoire d'une pauvre famille du quartier, réduite au dernier dénuement, lorsqu'une jolie, très jolie personne blonde, désireuse de montrer qu'elle n'avait pas le coeur tendre seulement pour les riches, s'écria :
Il faut que ces pauvres gens aient leur part de notre fête. Messieurs, j'ouvre une vente aux enchères à leur profit. Voici une mèche de mes cheveux que l'un de vous, bien doué pour la métaphore, voulait bien comparer à une vapeur d'or... A combien la vapeur d'or ?
Cinq louis !
Six!
Dix!
A ce moment, les enchères languissent.
Dix louis! s'écrie la petite femme, en imitant le ton et les façons des commissaires priseurs ; dix louis ? Mais c'est pour rien, messieurs, j'y perdrais. Vous n'avez pas bien vu... Prenez l'objet en mains. Voyons, une fois, deux fois... Dix louis ! quelle humiliation pour moi, messieurs !
Douze !
Quatorze !
Seize !
Vingt !
Allons, vous là-bas, dit la vendeuse à un gros millionnaire qui n'avait pas paru s'occuper de l'incident ; à vous l'honneur de dire le mot de la fin.
Vingt-cinq louis ! lit l'interpellé, d'assez bonne grâce.
Adjugé, avec mes remerciements !
Et voilà comment une pauvre famille très digne d'intérêt a eu une heureuse surprise. Ces cinq cents francs prélevés sur une nuit joyeuse lui auront apporté du bien-être pour une partie de ce rude hiver.
Une nouvelle originale, mais qui a été câblée de New-York. Il parait que le roi Kalakana 1er aspire à être en même temps Kalakana dernier. Il aurait offert aux Etats-Unis de leur vendre son royaume ?
Cette façon de disposer d'un royaume comme d'une métairie et d'un peuple comme d'un troupeau, est assez curieuse pour être signalée avec admiration. Le roi des îles Sandwich qui, il y a quelques années, fit à la France l'honneur de venir lui montrer sa tête de chocolat, règne depuis 1872. Il a été élu par le suffrage populaire. En outre, le royaume d'Hawaï est placé sous le régime représentatif. On se demande donc de quel droit ce roi pourrait effectuer la vente de ses Etats.
Si cette opération avait lieu, elle aurait à peu de chose près le caractère de la célèbre vente de Port-Breton au marquis de Rays par le roi Maragano, de joyeuse mémoire. Ce monarque avait vendu l'île en question pour quelques paquets de tabac, du tafia et un costume de toile rouge. Cela paraissait peu de chose ; mais, en réalité, c'était encore une opération superbe, attendu que l'île ne lui appartenait pas !
La mortalité semble augmenter chaque année à la fin de décembre. C'est connue une liquidation de fin d'année.
L'autre jour, aux obsèques d'un brave soyeux très regretté dans son quartier, on avait prié un voisin de célébrer les vertus du défunt.
Le voisin, qui n'est pas sans prétentions, avait gracieusement accepté et, après une savante préparation, il a prononcé, devant le monument funéraire, un discours dont la première phrase peut être considérée, elle aussi, comme un autre monument funéraire :
Messieurs, appelé pour la première fois à parler sur cette tombe...
Il est probable qu'on ne l' appellera pas à parler sur d'autres. Il se croyait, sans doute, à la tribune ? L'oraison funèbre prononcée par cet orateur d'occasion fut si ridicule qu'un des assistants s'écria, en sortant du cimetière :
Vraiment, c'est à vous dégoûter de mourir !
Nous venons de traverser quelques jours d'une température boréale qui a fait la joie des amateurs de patinage. Si Lyon n'a pas, comme Paris, son Club des Patineurs , l'art du patin n'y compte pas moins de passionnés, et le lac du Parc de la Tête d'Or a porté ces jours derniers toute la fleur de la jeunesse lyonnaise. Elle évoluait, je vous assure, sur la surface glacée, avec autant d'adresse que les patineurs et les patineuses des lacs du bois de Boulogne.
Mais le dégel, le redoux comme on dit en langage lyonnais, qui vient de transformer en boue noirâtre la belle neige blanche dont la place Bellecour était ouatée, va bientôt fondre la glace au Parc. Adieu le patinage! Le lac redeviendra le domicile exclusif des canards et des cygnes municipaux.
Voici l'heure des souhaits de nouvel an. Il m'est doux de me conformer à cette tradition en souhaitant aux lecteurs du Progrès Illustré tout ce qu'ils peuvent désirer d'heureux. Nous nous efforcerons de les distraire de notre mieux et le succès énorme de nos deux premiers numéros atteste que nous parviendrons facilement à leur donner toutes satisfactions.
Nous leur souhaitons enfin de ne pas être trop importunés par les solliciteurs d'étrennes.
Parmi ces derniers, il en est vraiment de gigantesques. On me cite un paysan des environs de Lyon qui va, hier matin, voir un propriétaire de son village pour lui demander ses petites étrennes.
Comment des étrennes! s'écria le sollicité, et à quel titre vous donnerais-je des étrennes ?
Mais vous ne me reconnaissez peut-être pas, m'sieu. C'est moi qui suis venu dans ces derniers temps, vous emprunter trois fois votre charrette !