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    Causerie Lyon, le 16 novembre 1892.

    Est-ce une épidémie qui règne sur les anciens préfets du Rhône? Tandis que les restes mortels du tant regretté M. Massicault traversaient dimanche soir la gare de Perrache, le fil spécial du Progrès nous apprenait la mort de Ducros — le comte Ducros ! — le fameux préfet à poigne qui, de 1873 à 1875, terrorisa Lyon au nom de « l'ordre moral ».

    Il faudrait un volume pour dire tous les souvenirs qu'évoque ce nom peu aimé des Lyonnais ! Je n'en veux rappeler que quelques-uns. Cela suffira pour marquer la différence qui existe entre la tyrannie policière de l'ancienne administration et le libéralisme courtois de celle d'aujourd'hui. C'était bien la peine, assurément, de changer de gouvernement! Car nous sommes loin d'avoir perdu au change, ainsi qu'on va le voir.

    Ducros avait eu à l'étranger une carrière d'ingénieur assez brillante avant d'exercer en France la profession de proconsul. Il fut directeur des chemins de fer du Nord de l'Espagne, et c'est à lui également que sont dues les premières voies ferrées des Etats de l'Eglise. Cela lui valu un titre de comte dont Pie IX le gratifia pendant qu'il était préfet du Rhône. Et l'on vit même sur nos murs quelques affiches blanches signées « comte Ducros. » Tout Lyon partit d'un si formidable éclat de rire, que le nouveau gentilhomme dut renoncer à se parer officiellement de son titre. Pourtant, les invitations aux soirées de la Préfecture furent ainsi- libellées : « Le préfet du Rhône et la comtesse Ducros ont l'honneur » etc.

    C'est à St-Etienne que Ducros porta pour la première fois l'habit brodé d'argent et l'épée de nacre. Dans ses mains, cette arme inoffensive et toute de parade, devint un sabre menaçant. Il est vrai que la situation à St-Etienne exigeait quelque énergie. Les insurgés de la commune venaient d'assassiner M. de l'Espée : il fallait réprimer l'émeute. Ducros fit appeler le Conseil municipal à la Préfecture, et là, les toisant du haut de ses six pieds : — « Regardez-moi bien, leur dit-il d'une voix terrible et voyez si j'ai une tête d'otage! » Ce xxx promettait, une répression vigoureuse. Elle le fut à ce point que notre homme a laissé chez nos voisins une véritable réputation de croquemitaine. Les mamans sléphanoises ne disent pas à leurs marmots indisciplinés : Prends garde, je vais appeler l'ogre ! mais bien : Si tu n'es pas sage, tu auras affaire à Ducros.

    A Lyon, où celui-ci rendit ses ukases de 1873 à 1875, il se crut obligé do faire comme à St-Etienne, sans qu'aucun trouble ne justifiât ce déploiement de despotisme sauvage. Mais la grande cité démocratique restait fidèle à sa loi républicaine, ce qui enrageait le comte Ducros...

    Parmi les mesures vexatoires qui soulevèrent le plus de résistance, il faut rappeler surtout les arrêtés relatifs aux ponts de bois et aux enterrements civils. Par manie de vieil ingénieur, et aussi pour « embêter » la population, le Préfet avait expressément interdit de fumer sur les ponts de bois. Beaucoup de Lyonnais se souviennent d'avoir vu les gardiens du pont du Midi ou du pont du Palais dresser procès-verbal à de braves paysans qui traversaient, le pont la pipe à la bouche - la pipe allumée bien entendu - car on ne se gênait guère pour mystifier les sbires préfectoraux, en arborant de grosses pipes non allumées, ou de faux cigares avec du rouge au bout.

    Pour les enterrements civils, c'était bien autre chose encore ! De par les firmans du Proconsul, ces cérémonies ne pouvaient avoir lieu après sept heures du matin en été, et huit heures en hiver; le cortège ne devait pas comprendre plus de trois cents personnes et il fallait suivre un itinéraire tracé par la police qui interdisait l'accès des grandes voies.

    Il arriva ce qui devait arriver. Jamais on ne vit à Lyon autant d'enterrements civils, et jamais il n'y eut autant de monde pour les suivre. Malgré l'heure matinale, on se rendait en foule à chaque enterrement de ce genre. Seulement, Coco — le légendaire inspecteur qui dirigeait la police — Coco se trouvait là avec de nombreux agents ; on comptait les citoyens qui défilaient derrière le corps, et dès que le chiffre réglementaire était atteint, les policiers s'opposaient à ce qu'une seule personne de plus suivît le convoi. Ceux qui protestaient étaient coffrés lestement, sans autre forme de procès.

    On cite encore, parmi les exploits à poigne de Ducros, la révocation on bloc du Conseil municipal, qu'il remplaça par une Commission municipale de son choix, et naturellement, réactionnaire en diable. Mais qu'arriva-t-il? Si servile, si plate, a si parlement-croupion » que fût la nouvelle assemblée, le Préfet-Maire alla tellement loin dans la voie de l'arbitraire, que force lui fut de protester. Ducros dut demander au ministère l'autorisation de casser la Commission comme il avait cassé le Conseil : J'aime mieux un Conseil municipal de gredins, dit-il au ministre, qu'une Commission municipale de crétins. Mot féroce que ne lui pardonnèrent point ses amis politiques.

    Combien d'actions d'éclat à cueillir encore dans les états de service de ce préfet sans pareil : et les suspensions de journaux républicains comme le Progrès ; et les quarante gardiens de la paix qui assistaient, le revolver en bandoulière, aux séances du Conseil général ; et les complots imaginés de toutes pièces, dans lesquels on impliquait, à l'aide de fausses lettres, les personnes les plus inoffensives ; et la fermeture du café tenu, place des Terreaux, par ce pauvre Raffin, conseiller municipal républicain, qui en mourut de chagrin et auquel on fit de si imposantes funérailles...

    Parmi les hommes politiques du moment, un avocat de talent, dont la carrière eut depuis les fortunes les plus diverses, était surtout la bête noire de Ducros. Comme on le savait d'humeur galante, le Préfet et son compère Coco lui envoyaient de fausses lettres de femmes pour lui donner des rendez-vous qui lui faisaient manquer les séances du conseil municipal. Un jour même, la police trouva le moyen de l'attirer dans une maison de filles. Quelle aubaine pour le Tyran de l’Hôtel de Ville! L'affaire, pourtant, n'eut pas de suite : on avait découvert dans la même hospitalière demeure un magistrat conservateur, ami du préfet ! Il recula devant le scandale.

    Encore une anecdote, — celle-là ayant trait à M. Ballue, l'ancien député de la Croix-Rousse. Pour le tracasser, la Préfecture le faisait filer par un mouchard incessamment attaché à ses pas. C’était une obsession insupportable. Un beau jour, Ballue, agacé, allongea à son suiveur un superbe coup de pied quelque part. C'est ce qu'attendait Ducros. Un procès s'ensuivit et Ballue, condamné, fut en même temps rayé des cadres de la Légion d'honneur. Inutile d'ajouter qu'il fut réintégré depuis.

    Mais je m'arrête, je remplirais ce journal des hauts faits accomplis par M. Ducros pendant ses deux années de séjour à Lyon. Il est mort à quatre-vingt-deux ans. Paix à ses cendres. Les gouvernements de combat, qu'il servit avec un zèle si enragé, l'ont précédé dans la tombe et ne reviendront jamais plus. Il était donc intéressant de retracer, avec quelques détails, ces moeurs d'un régime disparu, dont les souvenirs doivent nous faire juger très précieuse et très douce l'entière liberté du temps présent.

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