Causerie
On a rappelé, ces jours-ci, de nombreux souvenirs de la vie du regretté général Campenon qui fut un grand soldat et un excellent citoyen.
Je rappellerai, à mon tour, un fait assez peu connu de sa carrière. En 1815, alors qu'il venait d'être promu au grade de capitaine d'état-major, il fut chargé par le bey de Tunis de la réorganisation de l'armée tunisienne. Le capitaine Campenon eut fort à faire, car l'armée de la Régence n'était alors qu'un troupeau.
On raconte, mais je me garderais bien de le garantir, que le sultan avait, quelques mois auparavant, donné l'ordre au bey de lui envoyer à Constantinople un corps de quatre mille hommes. Aussitôt, le bey, désireux de montrer ses troupes à son suzerain sous un jour favorable, les avait habillées de neuf, de pied en cap, et leur avait donné des armes superbes. Les quatre mille hommes, beaux comme des astres, partirent pour Constantinople et le mois suivant ils rentrèrent à Tunis sans armes et à moitié nus.
En ce temps-là, la Tunisie ne ressemblait guère à ce qu'elle est aujourd'hui. Elle n'offrait aucune sécurité ; elle n'avait ni ordre, ni justice, ni finances. Quand le bey avait besoin d'argent, il organisait de véritables expéditions militaires qui allaient rançonner les populations. C'était la perception à main armée. Sur les ressources du Trésor, le bey prélevait, pour lui et sa famille, à peu près ce qu'il voulait ; les fonctionnaires s'appropriaient une autre grosse part. Le reste, c'est-à-dire à peu près rien, était affecté aux services publics ! Quand le capitaine Campenon s'occupa de mettre un peu d'ordre dans l'organisation militaire de la Régence, il constata que l'armée vivait au hasard, sans dotation fixe. Il alla trouver le Khasnadar chargé d'administrer les finances et qui s'en administrait à lui-même le plus possible. I1 lui expliqua comment les choses se passaient en France, en décrivant le fonctionnement du budget et le contrôle exercé par les Chambres sur l'emploi des deniers publics. Le digne Khasnadar l'écoutait en souriant d'un sourire de pitié perdu dans sa longue barbe. Lorsque le capitaine eut achèvé de démontrer qu'il n'y avait pas d'armée possible sans budget militaire et qu'il fallait contrôler l'emploi des fonds afin qu'ils ne puissent s'égarer en des mains infidèles, le ministre du bey lui dit ce mot superbe :
Quand plusieurs personnes s'occupent de l'emploi des finances publiques, ce n'est plus de l'administration, c'est du désordre.
Sur ces lèvres pures le mot avait bien son prix.
M. Massenet qui vient de triompher à l'Opéra de Paris avec le Mage est l'homme du jour. Le brillant compositeur, membre de l'Institut, arrivé à l'apogée du succès ou à peu près, se souvient d'un garçon de treize à quatorze ans qui un soir de novembre, en 1855, arrivait à pied à Lyon, exténué, sans force et sans ressources ! Cet enfant était le fils d'un ancien maître de forges de Saint-Etienne, ruiné par la Révolution de 1818. Sa famille qui habitait la Savoie, n'avait pas voulu l'envoyer au Conservatoire où il avait l'idée fixe d'entrer, et il s'était enfui de la maison paternelle pour gagner Paris à pied en vivant, comme les oiseaux, de l'eau des fontaines et de quelques miettes picorées çà et là dans les fermes. La famille avait lancé la gendarmerie à ses trousses; il fut arrêté à Lyon et ramené à ses parents qui, bientôt après, désarmés par une vocation inflexible, consentirent à envoyer au Conservatoire de Paris l'enragé petit musicien qui, pour gagner son pain, allait entrer comme timbalier à l'Opéra-Comique aux appointements fastueux de soixante-quinze francs par mois! Cet enfant, c'était Jules Massenet, le futur compositeur du Mage dont le livret est de M. Jean Richepin.
Une figure curieuse, celle de Jean Richepin. Ce beau garçon vigoureux et né en Afrique où les hasards de la vie militaire avaient conduit son père, médecin, major aux zouaves, a une superbe tête orientale. Il a toujours aimé à poser pour le descendant d'une lignée de bohémiens qu'il faisait remonter jusqu'à ces Touraniens qu'on voit défiler dans le Mage en de si singuliers accoutrements. Richepin est un être très complexe. Tout en se donnant des airs de vagabond, il faisait de fortes études à Paris, raflait tous les prix aux concours et entrait beau premier à l'Ecole normale. 11 fut un moment professeur, jeta sa toge aux orties et plongea dans la littérature. Il n'a pas eu à s'en plaindre, et nous non plus. Je me rappelle le début de son interrogatoire lors du fameux procès de sa Chanson des Gueux :
Quel âge avez-vous?
Je suis né en 1849.
Pardon, prévenu, je vous demande votre âge.
Né en 1849, vivant en 1876, il me semble que cela me donne vingt-sept ans.
Quel est le nom de votre père ?
Richepin.
Quel est le nom de votre mère ?
Madame Richepin.
Je vous demande le nom qu'elle portait étant encore demoiselle.
A cette époque, monsieur, je n'avais point encore l'honneur de la connaître.
C'est un homme très fort, disait quelqu'un ; ne trouvez-vous pas ?
Je trouve, répondit froidement Gambetta , qu'il est admirablement.... désorganisé !