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Causerie

Il fallait s'y attendre. Renan meurt chargé de trop de gloire pour que d'imbéciles et odieux blasphémateurs ne viennent pas déposer leurs déjections sur sa tombe. Nous vivons d'ailleurs en un temps où il est de mode, dans certains milieux littéraires et politiques, de dénigrer tous les grands hommes qui ont contribué à former l'âme de la France, à l'élever au-dessus des préjugés traditionnels, à l'affranchir du despotisme et de la superstition, à la rendre libérale et avide de la vérité scientifique.

De méchants écrivaillons, de petits jour- nalots à un sou la ligne, auxquels l'aplomb et la prétention tiennent lieu de talent, se permettent d'insulter à ces nobles mémoires en des termes qui font hausser les épaules. A les entendre, Molière ne fut qu'un « tapissier de lettres », Voltaire « un bourgeois à l'âme étroite », Victor Hugo un « muffle solennel » et Gambetta un « mauvais Mélingue de province ». Quoi d'étonnant à voir aujourd'hui ces mêmes critiques si autorisés s'épuiser en efforts rageurs pour diminuer Renan ?

Cela était dans l'ordre, — et j'ajoute même que cela ne sera pas inutile. Il est toujours profitable à la noble cause de l'affranchissement humain de prendre ceux qui attaquent ses plus fiers défenseurs en flagrant délit de mauvaise foi, d'injustice et de cuistrerie. A ce point de vue, les insulteurs de Renan n'ont pas trompé notre attente. Ils ont reculé les bornes de la sotte et basse envie. Au reste, on devine que leur venin s'est distillé dans les sacristies. Cela sent son cagot d'une lieue et vous a comme un relent de cierge fumeux et d'eau bénite rancie...

Tout ce que l'âme des dévots garde de fiel s'est extravasé à flots sur l'auteur de la Vie de Jésus. Le père Loriquet a trouvé de nombreux émules et Basile d'innombrables rivaux, à l'occasion de ce grand mort que pleurent la science et l'art . Rien n'a désarmé les pédants et les Zoïles de séminaire. Rien, dans sa vie si unie et si digne, rien dans son génie si pur, si sincère et si bienveillant n'a trouvé grâce devant eux.

Tous expectorent leur mépris sur celui qu'ils appellent le Renégat. Avoir renoncé au sacerdoce parce qu'il n'avait plus la foi ; avoir obéi à sa conscience et préféré courir les périlleux hasards du combat pour la vie plutôt que de demeurer béatement comme tant d'autres dans l'hypocrisie et le mensonge, — tel est l'acte de courage et de probité qu'on lui pardonne le moins!

Beaucoup s'attaquent au philosophe, qu'ils traitent de jouisseur, d'esprit superficiel et vain. Comme si l'oeuvre du maître n'était pas un monument superbe, édifié par une intelligence prodigieusement armée et passionnément amoureuse du Vrai, à la tolérance, à l'amour de l'humanité, au culte d'un idéal supérieur et divin !...

Il s'en est même rencontré — ceux-là sont ineffables! — qui font peu de cas de l'écrivain. « Rien de lui ne subsistera », disent ces gens d'esprit. A quoi bon discuter de pareilles absurdités? Il n'est pas un homme de goût et de quelque bonne foi qui ne considère Ernest Renan comme un prestigieux magicien des lettres françaises. Son style a la grâce ondoyante et fluide, le charme attirant des belles eaux profondes. Dans cette prose si claire, les mots enveloppent la pensée d'une forme harmonieuse et brillante, sans jamais en voiler le fond. On éprouve à la lire un enchantement d'artiste, en même temps qu'une satisfaction raisonnée au logique besoin de savoir et qu'un apaisement très doux à la soif d'infini si dévorante en nos coeurs...

M. Alexandre Dumas l'a dit et bien dit dans une lettre récente : Aucun écrivain ne sera grand si celui-là ne doit pas l'être. Et ce jugement qui vaut peut-être bien celui des Gassagnac et des Drumont, sera celui de la postérité.

L'oeuvre de Renan est trop vaste, et aussi trop technique en certains ouvrages, pour s'être répandue dans les foules. A part la Vie de Jésus, que tous ceux qui savent lire ont lue avec avidité et ravissement, à part aussi les délicieux Souvenirs d'Enfance et les Dialogues philosophiques, bon nombre de ses écrits ne sont connus que d'une élite.

Il me semble donc certain et souhaitable que bientôt paraîtra une Anthologie où seront rassemblés les morceaux les plus parfaits de ce parfait artiste. On y lira des pensées dans le genre de celles-ci :

La femme belle et vertueuse est le mirage qui peuple de lacs et d'allées de saules notre grand désert moral.

On revient toujours à la mer où il est doux de faire naufrage. Le plongeur qui a cru entrevoir la perle accomplie plongera éternellement, dut-il cent fois ne ramener du lit des mers que des algues et de la nacre vulgaire.

Le bonheur de la vie, c'est le travail librement accepté comme un devoir.

Le souvenir est pour chaque homme une partie de sa moralité; malheur à qui n'a pas de souvenirs!

Je me figure souvent qu'à la veille du jugement dernier, quand les signes du ciel seront si évidents que le doute ne sera plus possible, il y aura encore des gens pour briguer l'honneur d'être maire de village ou conseiller municipal.

C'est la conviction qui crée la vertu. La sélection des nobles âmes se fait sans acception de croyances.

Tout cela n'est-il pas exquis! Mais il me faut borner là les citations. Aussi bien mes lecteurs trouveront un peu plus loin quelques extraits plus importants, — qu'ils liront, j'en suis sûr, avec un plaisir extrême.

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