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Causerie Lyon, 20 septembre.

Avez-vous lu Belle-Madame, le dernier roman d'Albert Delpit ? Oui sans doute, car c'est le gros succès de librairie de cette année, le volume ayant déjà eu plus de trente éditions. Le talent généreux d'Albert Delpit — ce paladin de lettres qui n'a jamais combattu que pour les plus nobles causes — y soutient une thèse qui a dû faire battre le coeur de bien des femmes !

Il s'agit de la disposition odieuse et imbécile qui empêche la loi du divorce d'être vraiment efficace et salutaire.

Belle-Madame, qui est une âme droite et fière, plaçant le respect de ses sentiments fort au-dessus des préjugés du monde, n'a que de l'estime pour son mari. Elle s'éprend d'amour pour un officier, d'ailleurs assez peu digne d'elle, et comme dans une telle âme il n'y a point de place pour l'hypocrisie, elle se compromet ouvertement, il y a procès : Le divorce est prononcé contre elle. Son amant étant désigné dans le jugement, il lui est interdit de l'épouser désormais, en vertu de l'article 298 dont le texte est ainsi conçu : « Dans le cas de divorce admis en justice pour cause d'adultère, l'épouse coupable ne pourra jamais se marier avec son complice. »

C'est un écroulement pour la pauvre femme. D'autant plus que celui pour lequel elle a gâché sa vie s'empresse de profiter de cette échappatoire, en convolant ailleurs avec une grosse dot. Que va devenir Belle- Madame ? Ce n'est plus qu'une déclassée n'ayant pour perspective que la misère, le demi-monde ou le suicide... Heureusement son mari qui n'a point cessé de l'aimer est infiniment bon : il lui pardonne !

Le roman finit bien, — trop bien peut-être… — J'aurais voulu un dénouement plus cruel. Mais le réquisitoire contre cet absurde article 298 n'en reste pas moins saisissant et vigoureux. La vérité c'est qu'au lieu d'empêcher l'époux adultère et divorcé d'épouser son complice, on devrait plutôt l'y obliger. La morale, la logique et le coeur y trouveraient leur compte. Et nous n'assisterions plus à ce spectacle tristement ironique : deux êtres qui s'aiment, qui se le sont prouvé en violant toutes les conventions mondaines et sociales, qui voudraient consacrer cet amour par le mariage — et que la loi rejette dans les liens douteux et fragiles du faux ménage, à moins qu'elle n'entraîne un lâchage qui fait de la femme une recrue toute prête pour le bataillon des marchandes d'amour.

Delpit a eu raison de traiter ce sujet douloureux. Son roman est une mise en demeure à l'adresse de ceux qui font et défont les lois. Malheureusement les politiciens ont d'autres soucis, quand une année seulement les sépare de leur réélection. Et les infortunées « Belle-Madame » attendront sous l'orme longtemps, longtemps encore. Car le monde où nous vivons est ainsi fait : il faut des années et des années pour que la raison finisse enfin par avoir raison...

La reprise de la pièce de M. Lavedan au Vaudeville : le Prince d'Aurec — qu'on promet de nous donner bientôt aux Célestins — a remis sur le tapis les débats jamais clos sur la dégénérescence des races anciennes et la décadence de la noblesse la plus authentique. Je ne sais rien de plus suggestif à ce propos que le relevé suivant fait d'après les journaux des dix dernières années :

Un Bourbon authentique pousse une charrette de quatre-saisons dans les rues de Paris.Un Bourbon descendant d'une ligne naturelle datant des croisades et s'appelant (« Mahomed-ben- Bourbon ») est marchand de bestiaux à Bougie (Algérie).Un descendant des Valois est facteur à Saint- Chamas. Un comte de la Marche est peintre en bâtiments à Epernay.D'Hauteroche, petit-fils du capitaine qui cria, à Fontenoy : Tirez, les premiers, messieurs les Anglais, est gendarme à Gramat (Lot).Grailly, descendant des comtes de Poix, est choriste à l'Opéra.Un Saint-Mégrin est cocher de fiacre (Compagnie l'Abeille).Un marquis de Beaumanoir est meunier à Guérande.Un Jean de Retz, descendant du cousin germain du célèbre cardinal, est fossoyeur dans le Finistère.Un marquis de Folligné est conducteur d'omnibus (ligne de Clichy-Odéon).Un comte de Saint-Paul est employé à la Compagnie du Gaz (123 fr. 33 c. par mois).Un Louis de Créqui est garçon de labour près de Saint-Omer.Un vicomte de Mouthiers, douanier à Marseille, et aussi un baron d'Aubenas.Un comte de Saint-Jean vend les anneaux brisés sur les boulevards devant les terrasses des cales.Une marquise de Torcey-d'Estallonde est aubergiste à Carnac.Une comtesse de Dieusse-Brémont est ouvreuse au Châtelet.Un marquis de Kassabiec, ouvrier pelletier.Un baron de Soigny, est employé des postes.
Enfin, pour clore cette liste qui en dit long sur la chute des « vieilles branches », une comtesse de Collay tient avec distinction un chalet de nécessité dans une ville d'eaux de la région lyonnaise...

M. Henry Becque, l'auteur méconnu de la Parisienne et des Corbeaux se vante, comme on sait, d'avoir fait les pièces que signe M. Abraham Dreyfus. Mais qui fait les mots d'esprit de M. Becque? Ce n'est peut-être pas toujours lui, si j'en juge par cette nouvelle à la main que lui prête le Figaro : La veuve d'un de nos meilleurs notaires a quatre filles, toutes les quatre assez jolies, assez intelligentes et en âge d'être mariées. Cependant aucun prétendant ne s'est encore présenté. C'est étonnant, disait quelqu'un, ces jeunes filles sont charmantes, douces, vertueuses... Elles respirent l'honnêteté... D'accord, s'écria Henry Becque, elles respirent l'honnêteté ; mais... il y a un mais... elles sont asthmatiques !!!

Pardon! mais c'est un plagiat de Labiche. Un des personnages de Doit-on le dire ? qu'on joue actuellement aux Célestins, répond à quelqu'un qui lui parle d'une femme aimable, dont « toute la personne respire l'honnêteté » : C'est vrai... mais elle a la respiration courte ! Le mot de Labiche vaut bien celui de M. Becque. En tout cas, il lui est antérieur. Rendons à César ce qui appartient à César !

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